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le plan qu’il avait conçu et médité dans l’exil. Mais, surveillé de près par une assemblée jalouse de ses prérogatives, n’ayant pas la libre disposition de l’armée et de la diplomatie, il lui était difficile de poursuivre ouvertement une politique personnelle sans s’exposer à un conflit avec la chambre. Il ne s’adressa pas moins à lord Malmesbury, avec lequel il s’était étroitement lié au temps de son exil à Londres. Il lui démontra que l’Europe réclamait une modification aux traités de 1815, et il lui demanda, à brûle-pourpoint, comme un homme qui ne doute de rien et que rien ne déconcerte, ce que ferait l’Angleterre : 1o si cette modification était soumise à un congrès ; 2o si la guerre devait éclater en Allemagne. Il ne cachait pas qu’il soutiendrait la Prusse et se dédommagerait sur le Rhin. L’Angleterre y trouverait son compte, car il lui serait loisible, au prix de son alliance ou de son abstention, d’étendre son influence en Égypte. Le prince reconnaissait du reste les difficultés de sa tâche. Il disait que le parti légitimiste, le plus borné de tous, voulait lui faire jouer le rôle de Monk, mais qu’en eût-il le pouvoir, il ne trahirait pas les sept millions d’électeurs qui l’avaient nommé. Dans une seconde lettre, en date du mois d’avril 1850, à la fois mélancolique et résolue, il écrivait au ministre anglais : « Je suis ici absolument isolé. Mes partisans ne me connaissent pas, et ils me sont inconnus. Il est peu de Français qui m’aient vu de près depuis que je suis arrivé d’Angleterre. J’ai essayé de concilier les partis sans en venir à bout. Ou voudrait m’enlever et me mettre à Vincennes. On ne peut rien faire de la chambre, je suis absolument seul ; mais j’ai pour moi l’armée et les populations, et je ne désespère pas. Vous voyez ma position, il est temps d’en finir. »

Le cabinet de Berlin n’ignorait pas les embarras de Louis Napoléon ; il savait qu’il aurait, fût-il sincère et désintéressé, à compter, dans sa politique extérieure, avec l’assemblée législative, dont les sympathies inclinaient vers l’Autriche, et qu’il serait paralysé le jour où il voudrait à main armée prendre en Allemagne fait et cause pour la Prusse ; de là, en partie, « les perfidies » qui avaient exaspéré M. de Persigny.

Cependant Frédéric-Guillaume, malgré ses cuisantes perplexités, était trop avancé pour reculer sans porter atteinte à la dignité de sa couronne. Sa personne venait d’être l’objet d’un attentat qui révélait les passions soulevées, même dans l’armée, par sa politique. Le 22 mai, un artilleur de la garde avait tiré sur lui. Visé à bout portant, il avait été blessé à l’avant-bras. C’était un symptôme significatif ; il dénotait la gravité de la situation. On avait surexcité le sentiment national, il fallait le satisfaire. Il ne suffisait pas d’avoir fait voter en bloc une constitution par le parlement d’Erfurt et de l’avoir soumise au congrès des princes