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un agent à Paris pour pressentir notre gouvernement et se concerter avec lui. M. de Persigny ne l’y encourageait pas ; il faisait dépendre nos déterminations de la marche des événemens et des courans de l’opinion qu’ils provoqueraient en France[1].

Ce langage, assurément, était sage, honnête ; toutefois, s’il répondait aux instructions du ministère des affaires étrangères, il ne se conciliait pas avec les pensées secrètes de l’Elysée. Louis Napoléon voulait encourager la Prusse et non l’inquiéter sur nos déterminations éventuelles. Mais, excité par les insinuations du baron de Prokesch et sous le charme du langage mielleux de M. de Meyendorf[2], le ministre de Russie, M. de Persigny faisait la sourde oreille aux avances les plus caractérisées.

Après avoir, à ses débuts, prêté son appui moral au cabinet de Berlin, jusqu’à autoriser des bruits d’alliance, par ressentiment, il jouait le jeu de ses adversaires. Leurs mobiles lui échappaient; il semblait ne pas se douter qu’entretenir l’irritation entre Paris et Berlin était pour les diplomates russes, autrichiens, bavarois, wurtembergeois, saxons et hanovriens, tous hostiles à l’union d’Erfurt, le moyen le plus efficace de la faire avorter. Il les servait à souhait, car il ne décolérait pas. « Notre position est excellente, écrivait-il au prince, il faut que notre diplomatie s’en rende compte, qu’elle sorte de son ornière. Dites à ceux de nos agens que vous voyez à Paris, que, si l’on faisait la faute de vous traiter comme Louis-Philippe, vous n’hésiteriez pas à faire la guerre, car tout ce qui

  1. Lettre de M. de Persigny au prince président, Berlin, 18 mai 1850. — « M. de Schleinitz me parla de l’intention du roi d’envoyer un agent secret à Paris pour sonder les dispositions de notre gouvernement et lui demander ce qu’il ferait le jour d’une rupture ouverte entre la Prusse et l’Autriche. Je lui ai fait comprendre combien il nous serait difficile de nous prononcer sur des éventualités lointaines. Je lui ai dit, que faire des déclarations anticipées serait sortir de notre neutralité et porter atteinte aux susceptibilités nationales de l’Allemagne, que la guerre seule pourrait nous autoriser à prendre un parti, et qu’à cet égard il appartenait à la Prusse de juger de l’état de notre pays, des dispositions du sentiment public et à pressentir nos résolutions sans les provoquer prématurément; une démarche du roi faite à Pétersbourg serait sans inconvénient, car la volonté de l’empereur Nicolas est souveraine, il peut décider de la paix et de la guerre à son gré; mais quand il s’agit de la France où le gouvernement relève de l’opinion, de pareilles ouvertures ne seraient pas sans inconvénient. C’est à vous de deviner, car tout dépendra de la marche des événemens. »
  2. Lettre de M. de Persigny. — « M. de Meyendorf est un homme de la plus haute distinction, désigné depuis longtemps à remplacer M. de Nesselrode au ministère des affaires étrangères. Il n’a aucun préjugé, il comprend parfaitement que, votre force étant tout entière dans le sentiment national, vous ne pouvez à aucun prix y laisser porter atteinte. Il m’affirme que son souverain le comprend comme lui et qu’il entend vous traiter avec la plus haute considération. » — « Si vous deviez constater un manque d’égards de la part de la Russie, me dit-il, veuillez me le signaler; il y sera porté remède aussitôt. »