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décimés par les pestes, usés par la misère, qu’ils ne voyaient plus d’issue à leur affreuse destinée : après une courte éclaircie, l’horizon terrestre semblait se refermer sur eux. Supposez donc qu’aux heures sombres, un concours extraordinaire de circonstances ait brisé, chez l’un de ces peuples, le ressort moteur, éteint l’esprit d’aventure, abreuvé le pauvre moi d’humiliations sans bornes et fait tomber sur le des individuel de ce dieu de l’histoire une grêle de coups de bâton : n’est-il pas vrai que l’orgueil humain en eût gardé une courbature chronique ? Admettez, par exemple, Charles Martel vaincu à Poitiers, les Sarrasins plus maîtres de la France qu’ils ne l’ont été de l’Espagne, la noblesse décimée, dispersée, ou convertie : assurément, la Gaule chrétienne, ainsi subjuguée, n’aurait eu d’autre ressource que la résignation, et le souvenir vague d’une grandeur fugitive. Des deux faces du christianisme, l’une contemplative, l’autre militante, elle n’aurait vu que la face orientale et consolante ; elle aurait embrassé la religion de l’apôtre Jean et non celle de l’apôtre Paul. Cette tristesse touchante, qui se peint naïvement sur nos statues du XIIIe siècle, mais qui, chez nous, fut sans cesse démentie par l’agitation des communes, par les joyeuses corporations d’artisans, par l’humeur batailleuse et l’amour naissant de la patrie, — cette tristesse fût devenue l’expression habituelle de tout un peuple, et l’eût fait glisser sur la pente du fatalisme. Il ne nous serait resté que l’horreur de la contrainte, jointe à un grand sentiment de commisération pour nos compagnons de chaîne. Il y aurait eu dans les cœurs français, moins d’énergie vivace et plus de pitié compatissante… mais je m’aperçois que ce Français hypothétique que j’essaie de m’imaginer n’est autre que le Slave d’Orient.

Avec de telles dispositions, ce vaincu de l’histoire est mal armé pour le conflit moderne. Il n’a pas la belle confiance en soi-même qui est le commencement du succès. Il ne croit point assez énergiquement à son étoile, à l’excellence de son pays sur tous les autres, et à la complicité du Dieu des armées dans ses batailles. Chez lui, le patriotisme n’est point agressif ni circonscrit dans des frontières bien déterminées. C’est plutôt un sentiment de famille, qui unit chaque petit groupe à la communauté voisine. Il s’est développé par la résistance à l’oppression. Il est resté à l’état diffus, très fort pour la guerre d’escarmouches, très impuissant pour l’attaque et pour la levée en masse. L’idéal des paysans slaves serait de vivre côte à côte, sans trop d’effort, au milieu de peuples de mêmes mœurs, avec le moins de gouvernement possible. On conçoit combien il est difficile d’asseoir sur un pareil caractère un gouvernement à l’européenne. Ces hommes-là ne sentent pas les beautés de la