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se remémore la lutte ancienne contre les vieux mythes oppresseurs de l’individu ; — les grands empires asiatiques brisés et pulvérisés par la cité ; — puis le citoyen, d’abord esclave de la cité, investi peu à peu de droits distincts qu’il oppose à ceux de l’État ; — le travailleur, esclave de l’homme libre, émancipé à son tour et reconnu le frère de son maître ; — en religion, le dogme de l’immortalité de l’âme prolongeant l’existence du moi jusque dans l’éternité ; — toute morale établie sur la responsabilité de cet être indivisible et indestructible ; — toute sagesse économique tendant à élever la moyenne de la vie et à satisfaire les besoins de l’individu. Cet idéal, il a fallu l’inculquer à des sauvages, car l’homme livré à ses instincts se distingue à peine des brutes qui l’entourent. Il n’y a que deux manières de dompter cette brute : ou bien faire peser sur sa tête le joug des castes et de la théocratie ; ou bien éveiller sa conscience et développer chez elle un égoïsme intelligent. Notre civilisation a choisi la seconde. Elle a pris le moi comme centre, et contraint la nature elle-même à s’incliner devant lui. Tout a contribué à favoriser l’énergie individuelle : l’isolement féodal au moyen âge, les guerres privées ; — la lutte contre cette féodalité au nom des intérêts coalisés ; — la conquête de la liberté ; le lent effort des déshérités pour obtenir une place au soleil ; — la vie humaine devenue sacrée eu dehors des champs de bataille ; — l’existence même de Dieu prouvée par un acte spontané de la conscience : tout l’univers et toute l’histoire ont tourné autour de notre chétive personne. C’est justement l’inverse de la philosophie indienne ou chinoise.

pue l’on contemple maintenant cet orgueilleux moi, seul debout sur les débris des systèmes et des formes sociales ; qu’on fasse dériver de cette source unique les qualités et les défauts de notre société : nos arts sublimes et notre puérile vanité ; notre goût du bien-être et notre mollesse ; notre foi dans le progrès indéfini et nos chimères sociales ; notre admirable besoin d’action et nos vaines querelles de mur mitoyen ; l’effort productif à côté de l’agitation stérile ; enfin, nos grandeurs et nos misères morales : la dignité, mais aussi l’hypertrophie du moi ; nos affections profondes, mais à base étroite, détachées des grands objets pour s’accrocher trop exclusivement à l’être périssable ; l’esprit de concurrence et de jalousie étouffant sans cesse la voix de la fraternité ; — l’idée même de la patrie, cette grande victoire sur l’égoïsme, n’était au fond que le moi porté à sa plus haute puissance, un moi multiplie par millions, un moi transfiguré, seul capable de nous faire oublier le misérable moi éphémère que nous sommes.

Or certains peuples ont été tellement foulés par les invasions,