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blanc et gras, qui se rend à Novi-Bazar avec toute une escorte de serviteurs taillés en hercules. Ces hommes sont accroupis à terre dans une immobilité parfaite. Par le contraste, nous allons mieux comprendre le Serbe ou le Bulgare qui passe à côté. Celui-ci laisse généralement croître ses cheveux et sa barbe : le musulman se rase la figure et le front. Le Serbe est flegmatique, le musulman est impassible. Le Serbe vit lentement, parle et rit sans éclat de voix. Le musulman ne par le presque pas, et ne rit jamais. On peut accuser l’un d’apathie et de mollesse, parce qu’il est déjà Européen ; on peut mesurer et critiquer ses mouvemens, parce qu’il commence à marcher. Mais chez l’autre, la parfaite immobilité morale échappe à toute mesure : ce n’est plus de l’apathie, c’est du fatalisme. Ce n’est plus un accident de caractère, c’est un principe. Les traits du musulman, dans leur gravité, reflètent ce parti-pris, tandis que ceux du Slave ont ces plis variés qui révèlent des pensées assez semblables aux nôtres, mais avec un air d’indolence et de détachement. Le musulman nous paraît un type original. Nous trouvons de la grandeur dans son mépris pour nos petites agitations. À première vue, le Slave chrétien nous paraît une copie médiocre d’un tableau que nous savons par cœur.

Mais si nous vivons près d’eux, l’impression change. Nous nous lasserons peut-être du musulman digne et monotone. Nous découvrirons, sous le Slave inculte, un bien plus précieux que l’or, plus beau que la beauté. À travers la broussaille des cheveux emmêlés luit un regard qui nous attire. Quand on fraie avec le paysan slave, on a ce sentiment étrange que l’âme, chez ce peuple, est supérieure à son enveloppe, l’instinct plus élevé que l’éducation, la vie morale au-dessus du milieu physique. Ils vivent dans la boue, quelquefois même dans l’ordure. En dehors des jours de fête, ils n’ont aucun soin de leur personne. Il n’est pas rare de rencontrer dans les rues de Belgrade, des paysans aisés tellement loqueteux, déguenillés, que leur chemise passe à travers leur culotte. Dans les villages, les maisons, assez propres au dehors, sont misérables au dedans. On n’y trouve pas même une armoire pareille à celle de nos plus pauvres cultivateurs. Les vêtemens de la famille sont entassés pêle-mêle dans un seul coffre. Tout cela est triste à voir : cependant, si vous écoutez cet homme inculte ; si vous observez sa douceur compatissante, sa patience, non point brutale, mais raisonnée, philosophique même, vous trouverez en lui quelque chose de plus grand que chez tel fermier américain, propre, calculateur, égoïste et borné. Ce quelque chose, c’est un stoïcisme doublé de bonté.

Voulez-vous connaître la manière de sentir de ce peuple ? Remarquez,