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s’étaient pas écoulées que les fils de cet ancien voleur de grand chemin, bruns de visage, noirs de poil, ayant dérobé un rayon de soleil aux yeux de leurs mères, cheminaient paisiblement dans les traces, et même, on peut le dire, dans les chaussures des anciens habitans. Ils ressemblaient à s’y méprendre aux paysans de la colonne Trajane. Leurs descendans offrent encore le même type ; et M. Renan, qui a sondé tous les mystères de la vie, n’a pas tort de confondre les mœurs des Bulgares modernes avec celles des anciens Thraces.

Lorsque, sur les bords de la Morava, défile une troupe de moissonneurs, coiffés du petit chapeau de paille en forme d’écuelle, la longue chemise de toile blanche relevée et serrée autour des reins, le pied chaussé de sandales à lanières, on croit voir ces travailleurs des bas-reliefs antiques, plus libres, mais pas beaucoup plus gais que lorsqu’ils marchaient sous la férule de l’intendant grec ou romain. Elles sont toujours les mêmes, ces générations de laboureurs qui fabriquent le pain quotidien de l’histoire, et qui jouent, dans les révolutions, le rôle du chœur dans les tragédies. Tels on les reconnaît également sur les beaux vases grecs, semant, fauchant, moissonnant, tandis que leurs maîtres, semblables à des demi-dieux, conservent, dans une noble oisiveté, l’élégance des attitudes. Les voyageurs assurent que les choses n’ont guère changé sur les pentes de l’Hémus. Moins élégans peut-être, mais non moins superbes, sont les demi-dieux qui règnent à Sofia, tandis qu’à leurs pieds le paysan bulgare, aussi patient que son prédécesseur le Thrace, et presque aussi indiffèrent à la politique, continue de semer et de récolter.

Quant à ces mauvais garçons qui se sont entêtés à rester blonds dans leur Copaonic, ce sont sans doute les restes d’une peuplade qui n’avait aucun goût pour les femmes du pays. Au temps de l’empereur Douchan, c’est-à-dire au XIVe siècle, ces montagnes étaient fréquentées par des Saxons, qui venaient travailler aux mines. On les appelait Bargari, du mot allemand Bürger. Ils n’étaient pas plus tôt arrivés qu’ils fondaient une communauté allemande, un cercle d’ouvriers allemands, une petite chapelle allemande, et qu’ils réclamaient des privilèges allemands, c’est-à-dire fort étendus. C’étaient, d’ailleurs, les plus fins mineurs du monde, et les rois, qui avaient besoin d’argent, se les disputaient. C’est ainsi qu’au moyen âge ils peuplèrent une partie de la Transylvanie. et que dans ce siècle ils vont chercher fortune en Amérique. Il n’est pas rare de rencontrer là-bas, dans les Alleghanys, une de ces petites villes d’origine teutonne, où l’on boit de la bière, en parlant avec attendrissement de la mère patrie, qu’on vénère de loin sans la moindre