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complètement sans laisser une goutte de sang dans les veines du vainqueur ni un mot dans sa langue. »

Une autre circonstance achevait de me mettre sur mes gardes contre un panslavisme effréné. L’historien Procope, qui a vu les Slaves au moment de leur arrivée dans la péninsule, affirme qu’à cette époque ils étaient blonds, tirant sur le châtain clair. D’autres témoignages nous apprennent qu’ils avaient le plus souvent les yeux bleus. Or l’immense majorité des Slaves qui habitent aujourd’hui la Serbie et la Bulgarie ont les cheveux noirs, mais d’un noir de jais, avec de la barbe noire jusque dans les yeux, lesquels sont presque toujours du plus beau brun. Les transformistes allèguent l’influence du climat, comme si l’homme était une brique et changeait de couleur en passant plusieurs fois au four. À ce compte, les Hollandais du Transvaal seraient tous nègres depuis longtemps. J’ai, du reste, un fait précis à leur opposer : dans l’un des coins les plus chauds de la péninsule, au pied des mont Copaonic, je sais un canton où toute la population, cependant fort ancienne, est du blond le plus franc, du blond filasse. La peau, cuite au soleil, a pris des tons cuivrés ; ces visages de pain d’épices produisent le plus singulier effet sous une tignasse claire. Mais le soleil a eu beau darder ses rayons, il n’a pu changer ni les cheveux ni les yeux. Le soleil luit pour tout le monde. Il ne saurait noircir les uns et blanchir les autres. Il faut donc chercher l’explication, non dans une grande règle inflexible, mais dans une petite loi capricieuse qui s’est divertie à varier les types.

Or, en tout pays, le caprice de l’homme, c’est la femme. Voilà le mot de l’énigme. Jamais les peuples n’auraient pu, — je ne dis pas se fondre, cela est trop évident, — mais même vivre en paix côte à côte, s’il ne s’était trouvé en présence que des museaux masculins. Tout seuls, nous ne sommes bons qu’à nous entretuer. Mais la femme était là, et, comme d’habitude, elle a séduit son farouche vainqueur. Elle avait de grands yeux bruns, des cheveux noirs comme l’aile du corbeau, un air doux, et peut-être quelque littérature, ce qui devait tourner la tête à ces barbares du Nord. Le drame de l’invasion se terminait souvent comme un vaudeville, par de justes noces. Je n’ai pas besoin de rappeler ici ce que chacun de nous peut observer dans son mariage, c’est-à-dire l’empire extraordinaire qu’une femme prend sur son mari, surtout lorsqu’elle lui est supérieure par l’esprit. Son instinct de fille d’Eve suffirait. Nous sommes tous plus ou moins sous le joug. Ces braves guerriers y passèrent comme les autres. Hercule fila aux pieds d’Omphale ; ou plutôt il déposa son javelot et sa hache pour saisir le manche de la charrue recourbée. Trois ou quatre générations ne