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à ses compatriotes qu’il poussait du blé en Turquie, que les malheureux chrétiens recevaient souvent le fouet, mais que les Turcs « éclairés » en étaient au fond désolés, que l’Islam était une très belle religion et que tout le mal venait d’affreux soudards mal élevés, nommés janissaires. Dans l’armée du prince Eugène, qu’elle traversa près de Peterwardein, elle rencontre une troupe de Serbes fugitifs. Ces défenseurs de la sainte cause lui paraissent un ramassis de brigands ; elle laisse entendre que le généralissime de Sa Majesté impériale se passerait bien de pareils auxiliaires. En revanche, à Andrinople, elle décrit avec complaisance l’intérieur des harems en semant par-ci par-là des réflexions philosophiques. C’était le seul moyen de plaire à la génération pour qui furent composées les Lettres persanes.

Cent ans plus tard, le vent de la mode avait tourné. Notre siècle, à son début, subit un véritable débordement de prose et de vers en l’honneur des chrétiens opprimés. La nouvelle croisade fut prêchée par les apôtres les plus divers. Les mystiques et les révolutionnaires, les partisans des droits de l’homme et les romantiques inspirés par le Génie du christianisme rivalisèrent d’ardeur. Les uns voulaient emporter d’assaut la bastille de l’Orient, les autres planter la croix au sommet. L’enthousiasme envahissait les documens diplomatiques et prêtait des accens lyriques aux protocoles. Un traitait de perruques ceux qui, comme Metternich, ne partageaient pas l’entraînement général, et toutes ces aspirations confuses, poussant malgré eux les gouvernemens, aboutissaient à la bataille de Navarin. Nos frères d’Orient durent s’habiller au goût du jour. Ils étaient sincèrement convaincus que leur religion était persécutée par les fils du Prophète, alors qu’ils avaient surtout à se plaindre de leurs propres évêques ; et quand ils avaient conquis la sympathie des vrais chrétiens, ils devaient encore plaire à leurs amis les sans-culottes. Ils se fabriquaient pour la circonstance des âmes de citoyens romains, et se déclaraient mûrs pour toutes les libertés. En 1840, ils se firent aussi doctrinaires et portèrent de hautes cravates, comme M. Guizot. À chaque instant, l’Europe, oublieuse de ses engouemens de la veille, leur proposait un nouvel idéal ; ils étaient forces de se faire, comme on dit, une nouvelle tête. J’ai vu des portraits serbes qui ressemblent à s’y méprendre au duc d’Orléans, ou qui ont la tournure morbide d’Alfred de Musset ; ce qui doit causer bien de l’étonnement aux vieilles moustaches patriotes et aux rudes figures de paysans-soldats dont les images ornent le musée de Belgrade. Un Serbe ou un Grec de nos jours ne ressemble pas plus à son grand-père que M. Tricoupis à un klephte.