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se produire. M. Tisza avait regardé trop loin l’an dernier, il n’avait pas vu ce qui le menaçait à Pesth, ce qui pouvait surprendre le gouvernement impérial lui-même jusque dans Vienne. Il ne faut rien grossir sans doute, il serait oiseux d’exagérer des scènes qui sont possibles dans tous les pays. Des incidens de ce genre, dont une répression un peu ferme a pour l’instant facilement raison, peuvent cependant être un symptôme. Ils dévoilent des fermentations sociales et populaires que des journaux allemands n’ont pas laissé de signaler avec une âpreté intéressée, parce qu’après tout les agitations socialistes sont un danger en Allemagne comme dans quelques parties de l’Autriche. M. de Bismarck ne l’ignore pas, et le socialisme qu’il voit grandir n’est peut-être pas ce qui le préoccupe le moins, ce qui a le moins de place dans les desseins compliqués d’une politique qui embrasse les affaires intérieures de l’Allemagne aussi bien que les affaires de l’Europe.

Entre l’Angleterre, l’Allemagne et l’Amérique du Nord, prêtes à se réunir, non pas pour former une nouvelle triple alliance, mais pour s’entendre ou délibérer sur ce qui en sera de l’archipel de Samoa, qui n’appartient ni à l’une ni à l’autre des trois puissances, rien n’est encore décidé. On se hâte lentement vers la conférence qui doit se réunir à Berlin. L’Allemagne, un peu embarrassée de ses expéditions lointaines et des difficultés qu’elles lui suscitent, met visiblement tout son zèle à s’assurer l’appui de l’Angleterre dans la négociation qui va s’ouvrir. Le comte Herbert de Bismarck n’est pas allé à Londres uniquement pour préparer le voyage de l’empereur Guillaume ; il a été sûrement chargé de traiter d’autres affaires avec lord Salisbury, et son père le chancelier, pour gagner les Anglais, paraît assez disposé à tempérer ses ambitions coloniales, même à désavouer les entreprises compromettantes de son agent à Samoa, qu’il accusait récemment dans son langage humoristique d’avoir cédé à un accès de morbus consularis. L’Angleterre n’a rien dit encore ; mais elle n’est probablement pas éloignée de se prêter aux vues du chancelier, de lier partie avec l’Allemagne dans la prochaine conférence. Reste toujours la république américaine, contre laquelle justement M. de Bismarck s’efforce de se prémunir, dont les plénipotentiaires arrivent à Berlin, avec la mission, dit-on, de réclamer d’abord le rétablissement à Samoa de la situation telle qu’elle était avant les dernières tentatives allemandes dans l’archipel. L’objet de la contestation est bien lointain, on pourrait même dire bien excentrique pour une puissance européenne ; les rivalités ne sont pas moins vives. La question qui va se débattre entre diplomates du vieux et du Nouveau-Monde ne laisse pas d’être délicate, même d’avoir son importance, et si tout doit bien finir, comme c’est vraisemblable, les Américains soutiendront sans doute avec ténacité leurs prétentions, fût-ce contre l’Allemagne et l’Angleterre diplomatiquement unies. Sur ce point, la présidence nouvelle récemment inaugurée à Washington n’aura rien