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qui doivent nous étonner ne sortent jamais, ou rarement, tout entières et tout d’un coup, du génie d’un seul homme. Combien sont-ils qui ont « inventé » les chemins de fer, qui continuent, si je puis ainsi dire, de les « inventer » tous les jours? Mais qui est-ce qui a « inventé «  le télégraphe? et, pour avoir inventé le téléphone ou le phonographe, admettrions-nous que M. Edison lui-même réclamât des lois d’exception et une morale pour lui tout seul?

Nous n’admettons pas davantage, — et ce n’est qu’une autre conséquence de la même évolution ou transformation du goût, — que l’œuvre d’art, comédie, drame ou roman, n’ait pas une autre signification, plus profonde ou plus étendue que l’anecdote ou le fait divers qui lui servent de support. Même les romans de nos naturalistes ont aujourd’hui cette autre signification. Nous y cherchons, et généralement nous y trouvons, lisiblement inscrite, toute une conception de l’art et de la vie, grossière, si l’on veut, comme dans les romans de M. Zola, ou la peinture d’un u milieu » social, comme dans ceux de M. Daudet. Là, également, est la raison du succès que l’on voit qui accueille les « reprises » du théâtre de M. Dumas. M. Dumas y agite ce que nous appelons des « problèmes, » il en propose des solutions ; et on peut bien les discuter; mais il nous a fait penser, il nous a inquiétés sur quelques-unes des idées que nous croyions avoir, il nous a montré la fragilité, la relativité de quelques-unes des institutions qui ne nous semblent nées avec la société que parce qu’elles sont un peu plus vieilles que nous. Ceci revient à dire que, si nous ne confondons pas l’art avec l’instruction, la scène avec le prêche, et la comédie avec l’homélie, nous demandons cependant qu’en nous amusant on nous fasse penser, — ou songer peut-être; — et, je ne crois pas qu’on ne le nie, mais ce genre de mérite, si nous le retrouverions dans beaucoup des comédies de M. Emile Augier, il n’y en a pas dont le manque se fasse plus sentir dans Maître Guérin.

Et que nous importe, en effet, que maître Guérin s’enrichisse ou se ruine, que le colonel Guérin épouse ou n’épouse pas Mme Desroncerets, que Mme Lecoutellier devienne ou non propriétaire du château de Valtaneuse, que ce notaire de campagne soit enfin joué par Brenu, son homme de paille, et qu’après avoir tyrannisé trente-cinq ans la meilleure des femmes, il finisse sous la domination de sa cuisinière? Il ne s’agit en tout cela que d’aventures quotidiennes, sans nulle portée, sinon sans intérêt, — l’intérêt qu’offre toujours une histoire, — et Maître Guérin, qui ne m’a rien appris sur son temps ni sur le mien, ne m’a rien appris non plus sur moi-même. Il y avait une fois nu notaire de campagne, qui, pour enrichir son fils par un beau mariage, avait adroitement commis de nombreuses indélicatesses. Et après? Ah! si la question était nettement posée, si les scènes du père et du fils