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de Francine, a quelque chose d’anguleux, de sec et d’étriqué ; je n’ai pas enfin beaucoup aimé Mme Granger dans le rôle sentimental de Mme Guérin, dont elle exagère encore ce qu’il a déjà de conventionnel, et si je l’ose dire, de « poncif ; » mais Mme Pierson est bonne, charmante même dans le personnage de Mme Lecoutellier ; M. Worms joue admirablement le colonel Guérin, — à qui je demande qu’on enlève le costume de colonel d’artillerie de la garde impériale dont on s’est avisé, je ne sais pourquoi, de le vêtir ; — et quant à M. Got enfin, si nous venons après tout le monde, ce n’est pas une raison pour ne pas le redire, Me Guérin est un de ces rôles où l’on ne le remplacera pas plus que dans celui du bonhomme Poirier. C’est en effet la perfection même, avec je ne sais quoi de personnel, de libre, et comme d’improvisé, qui ajoute et qui mêle, à toutes les ressources de l’art, l’illusion absolue de la réalité.

Je me reprocherais d’ailleurs de ne pas faire observer qu’en vingt-cinq ans de temps la pièce n’a pas pris une ride, et que, par conséquent, on y retrouvera quelques-unes des plus rares qualités de M. Émile Augier. Ainsi, cette probité, cette vigueur de style, cette belle humeur, ou, pour mieux dire encore, cette allégresse et ces saillies de satire qui sont les marques de la santé de l’esprit ; ainsi, cette hardiesse ou cette âpreté de la plaisanterie qui, plus d’une fois, dans le théâtre de l’auteur du Gendre de M. Poirier, des Lionnes pauvres, du Mariage d’Olympe, du Fils de Giboyer, ont à bon droit rappelé le souvenir de Molière ; ainsi enfin ce respect de son art, ou plutôt de soi-même, qui, en le préservant contre la séduction des succès faciles, ont assuré, de son vivant, la durée de son œuvre contre les changemens de la mode et du goût. Mais, après tout cela, Maître Guérin ne « rend » point à la scène ce que la lecture en faisait espérer.

Dirai-je que la pièce est « mal faite ? » que deux, trois, quatre intrigues, dont nous ne savons à laquelle on a voulu nous intéresser, ne s’y entre-croisent même pas, mais plutôt s’y poursuivent, et ne réussissent pas à se joindre, pour n’en former enfin qu’une ? Ce serait pousser trop loin la superstition de la pièce « bien faite, » puisque ce serait oublier combien il y a, même au répertoire, de chefs-d’œuvre « mal faits, » depuis le Misanthrope, et en passant par Turcaret, jusqu’au Mariage de Figaro. C’est quand une pièce, comme celles de Scribe, n’a pas d’autre mérite, qu’on lui sait gré d’être si bien faite, parce qu’il faut bien que les théâtres vivent. Je dirais donc plutôt que, si nous comprenons aisément les mobiles de Me Guérin, ou ceux encore du jeune Arthur Lecoutellier, — n’y ayant rien de plus commun, parmi les hommes, que l’ambition de faire une grosse fortune, si ce n’est celle de faire un beau mariage, — nous comprenons moins aisément la conduite et le caractère de Mme Lecoutellier, de Francine Desroncerets, du colonel Guérin lui-même. À qui en ont-ils ? Que veulent-ils ? Que