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dans son essence de se limiter ; s’il renonce aux bénéfices des incertitudes de l’avenir, il abdique et se fait conservateur. Il se sert de tout et ne se fixe à rien. Il exploite, selon les cas, et pour ses fins les sentimens de nationalité, d’indépendance, d’unité, le socialisme, le sentiment monarchique, le sentiment républicain, la haine de l’étranger et le secours de l’étranger, l’esprit de conquête, l’ambition des peuples ou des hommes ; mais il ne renonce à rien et ne fait pas de concession. » Livré à lui-même, l’esprit révolutionnaire n’est qu’une force aveugle et farouche, et ses fureurs se retournent souvent contre lui. Mais il devient aussi irrésistible que le destin lorsqu’un grand homme d’état tel que M. de Cavour se charge de le régler, de le conduire, et met au service des idées nouvelles tous les vieux moyens de gouvernement, qui sont les meilleurs, les seuls bons, et qu’on ne remplacera jamais.

Merveilleusement adroit et industrieux, le comte de Cavour joignait les grandes audaces à la souplesse de la main. Notre ambassadeur à Rome disait de lui : u Nous avons affaire à un homme qui, jusqu’ici, nous a toujours devancés par sa promptitude de résolution et d’exécution, et qui nous a fort habilement réduits à faire ce que nous pouvions au lieu de faire ce que nous voulions… L’empereur a voulu donner à l’Italie une existence nationale ; le roi de Sardaigne veut tout simplement prendre l’Italie, et son ministre fait servir à ce dessein le concours successif de tous ceux dont il exploite la puissance, la générosité, les passions, les craintes, la jalousie ou les intérêts. « Il n’y a jamais eu de plus grand ministre, ni de plus grand musicien, et Napoléon III était un instrument dont il savait jouer aussi bien que du suffrage universel. Il se servait de la révolution et il affectait d’en avoir peur : il représentait à l’empereur que pour contenir le parti révolutionnaire, qui menaçait tous les trônes, il fallait lui emprunter la moitié au moins de son programme, que sous peine d’être renversé par Garibaldi et Mazzini, son roi se voyait condamné à hurler avec les loups, à compter avec les mauvaises passions, à faire de l’ordre avec du désordre. Il prenait aussi l’empereur par l’amour-propre et lui demandait si, après avoir délivré la plus opprimée des nations, il aurait vraiment le cœur de tourner ses armes contre elle et d’anéantir son ouvrage. Il le prenait encore par ses défiances, par ses jalousies à l’endroit de la perfide Angleterre, à qui l’affranchissement des Italiens n’avait coûté ni un homme ni un écu et qui s’insinuait dans leurs bonnes grâces en encourageant toutes leurs ambitions et en les incitant à faire de Rome leur capitale. Était-il dans l’intérêt de la France de compromettre sa popularité par ses réserves en faveur du pouvoir temporel ? N’avait-elle vaincu à Magenta et à Solférino que pour livrer la péninsule à l’influence britannique et pour la mettre à la discrétion de lord John Russe ! ?