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diminué et tout porte à croire qu’il n’eût rien sauvé, pas même ce jardin de curé qu’on voulait bien lui laisser.

Ajoutez que, pour comble de malheur et pour le plus grand embarras de ceux qui traitaient avec lui, il avait beaucoup d’esprit et cette finesse romaine, lumineuse et caustique, qui ne se laisse jamais abuser, qui ne souffre pas qu’on lui en impose. Toutes les fois que ce poisson mystique, pour parler comme Tertullien, consentait à sortir de son élément, de cette eau un peu trouble où il était né et à vivre quelque temps sur la terre, il fallait renoncer à lui faire prendre le change sur rien de ce qui s’y passe. Il connaissait à fond son Italie et ses Italiens, il lisait couramment dans le cœur du roi de Piémont comme dans les pensées du comte de Cavour. Lui alléguait-on l’esprit du siècle, le vœu des populations impatientes de se donner à la maison de Savoie et de secouer leur antique servitude, il répondait avec un sourire goguenard qu’il savait ce qui en était, que cette opinion publique dont on faisait tant de bruit à Turin, on la fabriquait à Turin même, que tous les soulèvemens, toutes les émeutes, étaient provoqués par les émissaires de M. de Cavour, qu’on usait de fraude et de violence pour faire voter Bologne et Ferrare, qu’il est un art de se servir du suffrage universel et de lui faire chanter la chanson qu’on lui souffle, que lorsqu’on fait aller une montre avec le doigt, il n’est pas étonnant qu’elle marque l’heure qu’on veut. Il disait un jour à M. de Gramont : « Je ne vois autour de moi que bouffons et farceurs : buffoni, buffoni, tutti buffoni ! buffoni di quâ, buffoni di là, noi siamo tutti buffoni. »

Le gouvernement impérial, qui s’attribuait le rôle de suprême modérateur, rencontrait autant de difficultés à Turin qu’à Rome. Le roi et son ministre disaient, eux aussi : non possunus. A la vérité, ils le disaient sur un autre ton, car ils étaient les moins mystiques des hommes. Ils protestaient en toute occasion de leur dévoûment à l’empereur, de leur déférence pour ses avis ; ils se déclaraient résolus à s’abstenir de tout ce qui pouvait déplaire au grand et puissant ami de l’Italie. Malheureusement leurs actes ne s’accordaient guère avec leurs paroles. Ils se justifiaient en alléguant que les événemens, qui sont plus forts que les princes et leurs conseillers, leur forcent quelquefois la main et obligent les souverains les i)lus désintéressés à devenir conquérans malgré eux.

Le Piémont n’était qu’un petit royaume, mais ce petit royaume était grand par les ressources morales dont il disposait, par les complices, par les agens qu’il avait partout et dont tour à tour on excitait ou contenait le zèle. « l’alliance que M. de Cavour a dû contracter avec le parti l’évolutionnaire, disait M. de Gramont, est encore trop récente ol trop nécessaire à ses vues pour qu’il puisse la répudier sans tomber lui-même. Or l’esprit révolutionnaire ne s’arrête pas, et il n’est pas