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remit au travail. Cependant Lenette ferma tout doucement la porte de la chambre. Il dut en conclure que dans sa géhenne ou son pénitencier on allait de nouveau entreprendre quelque chose contre lui. Il posa sa plume et cria par-dessus la table : «Lenette, je ne puis pas très bien entendre; mais si, de l’autre côté, tu es encore une fois en train de faire quelque chose que je ne puis pas supporter, je t’en prie, pour l’amour de Dieu, cesse, mets fin pour aujourd’hui à mon chemin de la croix et à mes souffrances de Werther. Viens, j’aime mieux te voir! — Elle répondit d’une voix tremblante d’émotion : « Mais je ne fais rien ! » Il se leva de nouveau et ouvrit la porte de sa chambre de torture. Sa femme, avec un torchon de flanelle grise, frottait et polissait la verte couche nuptiale. L’avocat Siebenkäs se mit à dire lentement : « Ainsi, tu brosses et tu balaies, et tu sais que je suis assis là tout en sueur et que je veux travailler pour nous deux et que, depuis une heure, je continue à écrire sans savoir ce que je fais. O ma céleste et conjugale moitié, pour l’amour de Dieu, finis-en et ne t’obstine pas à me tuer avec ton torchon. » — Lenette, étonnée, dit : « Il est impossible, mon bon, que tu m’aies entendue de ton bureau, » et elle continua à frotter avec plus d’ardeur. Il saisit ses mains avec vivacité, mais avec douceur, et reprit : « Mais c’est justement mon malheur que je ne puisse rien entendre et que je sois obligé de tout m’imaginer. Cette maudite pensée du balai et de la brosse vient se mettre à la place des pensées bien meilleures que j’aurais couchées sur le papier. Cher ange, personne ne serait assis là plus paisiblement que moi, personne ne travaillerait avec plus de sang-froid et de bonheur, si tu te contentais de faire feu derrière ma chaise avec des boîtes, des obusiers et des canons ; mais un bruit silencieux, voilà ce que je ne puis supporter! »

Il faut avouer que cela est exquis, et que Sterne lui-même n’a pas appliqué avec plus de talent le microscope du psychologue aux minutieuses curiosités de la nature humaine. Une autre chose est à remarquer dans cette scène charmante : le personnage de tyran ridicule que joue l’avocat Siebenkäs ne l’empêche pas d’être sympathique. L’art de rendre aimable le grotesque est, redisons-le ici, ce qui caractérise le plus profondément le véritable humour.

La scène de la chandelle, qui succède à celle du balai et qui est également célèbre, n’est que l’ingénieux renouvellement du même thème. Je ne l’analyserai donc pas, et je me borne à en détacher deux passages propres à illustrer le style particulier de l’humour. Siebenkäs, qui soutient qu’une chandelle doit être allumée par son bout le plus gros, en donne la raison suivante : «Si nous l’avons allumée par le bout mince, nous voyons se produire en bas, dans le chandelier, une masse de suif inutile; si au contraire nous allumons