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silence, « s’était habitué à guetter tous les mouvemens de sa femme, ce qui jetait le désordre dans ses pensées. Le pas le plus léger, le moindre ébranlement l’agaçait comme un enragé ou un goutteux, et tuait toujours en lui une ou deux idées près d’éclore, comme un bruit violent coûte la vie aux jeunes canaris et aux vers à soie. » Lenette glisse, on l’entend à peine, on ne l’entend même pas du tout, « courant avec ses pattes légères sur les fils de sa toile d’araignée domestique; » mais c’est précisément là ce qui distrait et bientôt irrite le poète. « Il fallait que Siebenkäs fît de grands efforts d’attention pour entendre le bruit de ses mains et de ses pieds ; pourtant il y parvenait, et il entendait presque tout. Quand on ne dort pas, on prête bien plus d’attention à un bruit léger qu’à un grand fracas. L’écrivain épiait le moindre bruit, ses oreilles et son âme couraient partout à la suite de Lenette, attachées à ses pieds comme des compteurs de pas. » Il finit par dire : «Lenette, voilà une heure que j’écoute ce trottinement qui me met au supplice; j’aimerais mieux t’entendre circuler avec une paire de sabots dont la semelle de fer battrait la mesure! Marche comme d’habitude, ma bien-aimée. » Lenette, bon petit cœur, fait tout ce qu’elle peut pour concilier les exigences de son mari avec celles de son ménage. Lorsqu’elle le contredit, ce n’est jamais pour soutenir quelque chose qui soit contraire à la manière de voir de Firmian ; « c’est, comme font toutes les femmes, simplement pour contredire; » mais elle ne comprend rien à des sensations ultra-fines qui entendent marcher une fourmi plus distinctement qu’un cuirassier. « Elle demanda innocemment pourquoi le garçon du relieur au-dessous, qui, tout le long du jour, exécutait des fantaisies sur un violon d’enfant, ne le troublait point de ses fugues criardes et discordantes, et pourquoi, tout récemment, il avait mieux supporté le nettoyage de la cheminée que le nettoyage de la chambre? » Quelle différence ! pense Siebenkäs. Mais il faudrait du temps pour l’expliquer à une intelligence ordinaire, et il n’a pas de longs discours à faire gratis, pendant que d’insupportables contrariétés domestiques l’empêchent d’écrire et de gagner l’argent nécessaire à l’entretien du ménage. Le bruit, — ou plutôt le silence du plumeau l’exaspère. « Lenette finit par renoncer an balai, et, pendant que le grincement de la plume de son mari couvrait à lui tout seul le peu de bruit qu’elle pouvait faire, elle repoussa avec le plumeau trois brins de paille et un petit reste de duvet. Le rédacteur des Papiers du diable entendit le plumeau. Il se leva: « Balai ou plumeau, du moment que je l’entends, le supplice est le même. Oui, que tu repousses ces malheureux débris Avec des plumes de paon ou un goupillon sacré, que tu chasses la poussière avec un soufflet, je l’entends, et mon livre et moi nous périssons misérablement ! » — Elle répondit : « Mais j’ai fini. » Il se