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et romantique malgré l’évolution de Goethe. Jean-Paul était parvenu à se faire homme de sentiment des pieds à la tête : « Maintenant, disait-il avec satisfaction, mon cœur est aussi tendre que s’il était dans la poitrine d’une jeune fille de dix-sept ans. » Quand un personnage du roman nouveau est spirituel, comme, par exemple, Sébastien, dont les discours sont « phosphorescens » et qui aspire à faire des calembours jusque dans le sein d’Abraham, l’auteur d’Hespérus a soin de lui faire verser une abondance de larmes proportionnée à la profusion de ses bons mots ; c’est Jean qui pleure et Jean qui rit, et il apparaît tour à tour le visage épanoui par le rire et inondé de pleurs.

C’est dans Hespérus que nous rencontrons la première définition et la première représentation de l’homme haut: Jean-Paul appelle ainsi l’homme supérieur, l’humoriste sérieux, rempli du sentiment de l’humaine vanité et du néant universel, « qui élève ses regards au-dessus de l’inextricable confusion et des appas dégoûtans de notre sol, qui désire la mort et a les yeux fixés au-delà des nuages.» Il y a dans le Titan un grand esprit de ce genre, qui, pour être plus haut, prend le bon parti: il monte en ballon, contemple, des sommets de l’empyrée, les spectacles variés de l’humaine sottise, l’écrase de son mépris et meurt foudroyé au milieu des nues. Emmanuel Dahore, dans Hespérus, est un sage, originaire de l’Inde. Vêtu d’une longue robe blanche, il se nourrit d’herbes et de fruits, se fait éveiller le matin et endormir le soir au son de la flûte. Il étudie l’astronomie. Il prêche aux hommes l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Par une imagination bizarre, qui reparaît encore dans plusieurs romans, et qui montre à quel point l’idée de la mort hantait sans l’assombrir la pensée de Jean-Paul, Emmanuel sait ou croit savoir le jour où il mourra. Il se trompe dans sa prévision, et comme il s’est habitué à cette douce perspective (car la mort lui parait aimable), il en éprouve une déception si poignante, qu’il meurt de n’être pas mort. Un autre homme haut et un autre amant de la mort, c’est lord Horion : singulier appétit chez cet Anglais, qui, dans l’intention de l’auteur, est un homme pratique, un politique habile, plein d’activité et d’énergie; mais nous avons vu que, dans tous les romans de Jean-Paul, les hommes d’action sont des poètes, et ce n’est pas d’ailleurs le seul contraste étrange de cet étonnant caractère. Ce personnage à l’âme stoïque, à l’esprit positif, « dont la tête s’élève froide et altière au-dessus de la zone torride des passions, » s’expose au danger de perdre la vue à force de pleurer sa femme. Pour rêver à l’ange envolé au ciel, il s’enferme dans une île où l’on ne pénètre que par des ponts mystérieux qui s’élèvent et s’abaissent à l’aide de ressorts magnétiques. Elle est pleine de cyprès, de ruines, de sphinx, de statues mutilées et d’immenses