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cette brise d’une saveur subtile mêle l’arôme des petites fleurs sauvages, les émanations résineuses des sapins, à de lointaines senteurs de mer. Quand elle passe, tout semble sourire, le ciel transparent dans lequel flottent quelques nuages roses, et l’herbe frissonnante des pâturages ; la grosse montagne tressaille de joie jusque dans ses sources les plus intimes. Sur votre tête, des éperviers se poursuivent en poussant des cris très doux. Tantôt ils plongent avec aisance dans l’abîme, et semblent imiter les sinuosités de la terre, tantôt ils planent à des hauteurs vertigineuses, et se demandent ce que vous faites là, vous qui n’avez pas d’ailes. Le fait est qu’au point de vue des oiseaux, nous devons être souverainement ridicules, une fois perchés sur une cime péniblement escaladée avec nos deux pattes, et aussi fiers de cet exploit que si nous avions créé le sol où nos pas se traînent péniblement.

Pour un instant, vous avez vraiment des sensations de créateur en contemplant le monde à vos pieds ; il semble que la Providence vous admette en la chambre de ses divins conseils et vous explique la structure de son univers. Autour du dôme que vous occupez, défilent à perte de vue, tournent et chevauchent les cimes bleues d’autres montagnes, affectant les formes les plus bizarres, dents de scie, cônes tronqués, tours penchantes, pyramides dont la pointe verse d’un côté, bosses de chameau entre lesquelles des champs aux teintes claires et des villages tout entiers semblent vaciller comme une charge trop lourde ; enfin un chaos ordonné, si l’on peut accoupler ces deux termes, car la lumière le baigne, le caresse, l’étreint, adoucit les angles, enveloppe d’une gaze d’or et d’azur toutes ces formes brutales. Notre vieux globe porte ici la trace d’une forte convulsion ; mais on dirait que le ciel cherche à réparer les sottises de la terre, verse le baume de sa rosée dans ces blessures encore béantes et revêt de ses nuances les plus délicates les lourds caprices du monstre. C’est Titania couronnant de fleurs la tête de l’âne. La pièce de Shakspeare n’est peut-être qu’un mythe solaire.

Ce qui vous frappe le plus, dans votre nouvelle position de créateur-adjoint, c’est l’insignifiance de vos semblables dans le tableau. M. Perrichon avait déjà fait cette remarque ; mais l’expérience personnelle lui donne toujours du prix. Quoi ! ce sillon bleuâtre entre deux montagnes, c’est la vallée de l’Ibar, si fameuse dans les annales des Serbes ? Ce léger pli violet à l’horizon, c’est l’énorme Dormitor, sentinelle du Monténégro ? Ce pâté de terre jaune, que quelque marmot géant semble avoir taillé avec sa pelle, c’est le Sandjak de Novi-Bazar ? Mon Dieu ! que tout cela est petit ! L’histoire Unit à quelques pieds au-dessus du niveau de la mer. Tant de révolutions qui ont roulé leur flot trouble dans le creux des vallées