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de fonte : les promeneurs de toute origine et de tout poil sont priés de respecter les gazons ? Qui remplacera la maison grossière par un élégant cottage, et la femme en guenilles, qui puise de l’eau à la fontaine, par une ménagère accorte, allant et venant dans son cotillon soigneusement épingle sous la lumière apaisée des grands arbres ? Nous avons beau faire, ce pays manque pour nous de tourelles et de chalets. C’est le paradis des niveleurs. Est-ce donc le dernier mot de la démocratie : peu de besoins et peu d’efforts ? Dieu merci, nous sommes, en France, quelques millions d’aristocrates sans le savoir ; car nous avons beaucoup de besoins, et nous nous donnons du mal pour les satisfaire. Ce qu’on appelle chez nous démocratie, ce sont les jouissances aristocratiques à la portée des petites bourses.

Les Orientaux ne connaissent pas ce genre d’ambition. Voilà pourquoi l’auberge leur suffit et prend chez eux une importance extraordinaire. C’est elle que nous prenions de loin pour un château, tant elle étalait une face resplendissante, sur le versant le mieux exposé de la colline. C’est elle qu’on reblanchit tous les ans avec amour, et qu’on pare de fresques rudimentaires, représentant invariablement un arbre vert-pomme avec un ciel bleu marin. Longue et basse, flanquée d’une galerie, encadrée de verdure, baignée de soleil, elle fait vraiment bon effet. C’est l’institution la plus ancienne et la plus solide de la péninsule des Balkans. Ces longs chapelets d’auberges qui vont d’une mer à l’autre sont comme autant de petits centres nerveux qui donnent de la vie aux provinces et les relient les unes aux autres malgré les gendarmes et les frontières. J’admire la sagesse du législateur serbe qui en a fait des établissemens de bienfaisance, des asiles obligatoires toujours ouverts au vagabond. Le besacier, juif errant de l’histoire, peut entrer à toute heure et sans payer. Il allonge ses membres fatigués sur le banc de bois qui règne autour de la salle et reprend, après un repos de quelques heures, son éternel voyage.

Entre l’auberge serbe, ou Mehana, et le vieux Han des Turcs, qu’on voit encore en Macédoine et en Bosnie, on pourrait faire un beau parallèle à la Plutarque. Ici, dirait-on, l’homme rêve et se tait ; là, il bavarde et pense. D’un côté, on s’assoit sur des bancs, de l’autre sur ses talons, ce qui met un abîme entre les peuples. À l’heure où les uns font leur kief, les autres font une partie de dominos. À droite, la fumée sort comme elle peut, par les fentes de la toiture ; à gauche, le toit est solide et la mauvaise odeur ne sort jamais. Le café est meilleur dans l’une ; on contemple dans l’autre les favoris de M. Ristitch, pendu au mur, derrière une toile de gaze qui le protège des mouches. Si l’une est plus moderne.