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Vous y poussez votre cheval, heureux, comme vous, de cheminer sous un dôme de verdure ; vous aspirez la senteur pénétrante des mousses où brillent, dans la rosée, des rougeurs de fraises des bois. Vous vous redressez sur vos étriers avec élégance, en fredonnant : « Sombre forêt… » Mais voici que l’avenue se resserre, les arbres se rabougrissent, les branches s’enchevêtrent et vous fouettent au visage, le chemin devient sentier, le sentier clairière, et la clairière s’enfonce dans un buisson d’épines, où vous ne pouvez avancer ni reculer. Plus de nobles attitudes rêveuses. Il vous faut descendre en maugréant, tirer piteusement votre cheval par la bride, et retenir de l’autre main votre chapeau défoncé.

Les Serbes ne souffrent point de ces inconséquences ; au besoin ils les aggravent. Il m’est arrivé de rencontrer, dans des cantons perdus, de beaux fragmens de route, construits selon les dernières formules des ponts et chaussées, avec caniveaux, ponceaux, murs de soutènement et le reste. Je me croyais sur quelque lacet des Vosges. Pour achever l’illusion, la route descendait en zigzag à travers de magnifiques forêts de pins ; de belles échappées découvraient leur manteau de velours vert argenté par la vapeur des torrens. Tandis que je cédais au souvenir de la patrie absente, la route perfide m’abandonnait soudain dans le lit d’un ruisseau. Je la cherchais en vain des yeux. On aurait pu se croire dans un vallon enchanté. Seule une petite fumée bleuâtre, montant vers le ciel, révélait la présence d’un être humain. Les misanthropes les plus déterminés, M. Leconte de Lisle, par exemple, ce prêtre de la nature dédaigneuse et muette, s’ils visitaient ces contrées, sentiraient bien vite combien l’homme fait défaut, dans le cadre le plus admirable. Lorsque, pendant treize ou quatorze heures, on a fait route entre des hauteurs boisées sans rencontrer âme qui vive ; lorsqu’on s’est fatigué les yeux à suivre les méandres d’une rivière qui baigne des verdures luxuriantes et inutiles, malgré le murmure de l’eau, malgré l’azur du ciel, on se sent le cœur oppressé. On s’arrête pour écouter la chanson lointaine d’un bûcheron ; cette chanson, toujours triste et grave, semble dire : « O Providence, qui fais les peuples forts, et qui dispenses la vie joyeuse aux enfans des hommes, pourquoi nous as-tu délaissés ?.. »

Souvent le soir, lorsque je n’avais plus devant moi que la blancheur douteuse de la route sous le scintillement des étoiles, je me suis assis au revers du fossé, pour contempler, du haut d’un col, la vallée noire qui s’enfonçait derrière moi. Quelques rares foyers s’allumaient de loin en loin, pareils à des vers luisans, tandis que la clarté mourante du jour jetait une dernière lueur sur la rivière. Ces quelques points lumineux, perdus dans l’espace, dévorés par l’ombre grandissante, faisaient paraître le vallon plus désert encore.