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brun, leste comme un chasseur de chamois, qui prend en pitié votre allure pesante, et qui achève de vous mépriser si vous ne faites pas sauter là-haut quelques bouchons de Champagne. Vous ne voyez que les grands spectres blancs des hêtres. Vous n’entendez que le craquement des branches et le murmure des sources. Puis soudain la forêt s’ouvre, de larges croupes verdoyantes apparaissent, une joyeuse brise d’orient vous frappe au visage. Vos yeux éblouis ne distinguent d’abord qu’une brume vermeille, semée de grandes plaques miroitantes. Puis vous apercevez à l’est une plaine rousse avec un large fleuve : c’est la Roumanie, tandis que l’autre moitié de l’horizon est remplie par un chaos de montagnes qui semblent fuir vers le sud et se précipiter les unes sur les autres, comme une troupe de titans. Un petit nuage blanc, doré par le soleil levant, marque le point où elles enjambent la brèche du Danube. C’est une véritable débandade de montagnes. Elles ressemblent à ces armées du bas-empire qui abandonnaient à l’ennemi la rive gauche du fleuve, se repliaient en désordre et allaient se reformer sous les murs de Constantinople. Les Balkans se conduisent comme ces mauvaises troupes. Au lieu de fermer le chemin de la péninsule et de repousser l’envahisseur, on dirait qu’ils s’écartent respectueusement pour lui livrer passage à travers la Roumanie et la Bulgarie ; mais que, pris d’un remords tardif, ils veulent du moins sauver Constantinople. Se rangeant alors en bataille vers la mer, ils dressent ce double rempart que les Russes ont eu tant de peine à percer. Toute l’histoire tient déjà dans cette structure : les armées, d’abord victorieuses, inondant les vallées ouvertes, puis repoussées sous les murs de Constantinople au moment où elles croient toucher le prix de leurs peines ; la ville impériale, si lente à mourir, et si bien défendue par le cercle des Balkans, mais impuissante au-delà ; les Turcs, à leur tour, courant jusqu’à Vienne à la recherche d’une frontière qui se dérobe toujours ; puis, dans la mauvaise fortune, incapables de garder les plaines valaques ou bulgares, et ne déployant leur indomptable courage que derrière ce rempart de montagnes, trop rapproché de leur capitale.

Pendant que l’histoire faisait son bruit dans la plaine, quelques pâtres roumains, tranquillement assis sur ces hauteurs, regardaient de loin passer l’invasion et soufflaient dans une flûte champêtre. Quelquefois ils s’arrêtaient pour écouter le roulement lointain des chariots de guerre. Quand la dernière horde s’effaçait à l’horizon, ils descendaient sournoisement et semaient un peu de grain sur le sol abandonné, toujours prêts à regagner leurs rochers à la première alerte. Cette existence à moitié nomade devait avoir son