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qui l’avilissent. L’intérêt de l’orthodoxie et celui des autres cultes sont moins en opposition que ne l’imaginent les bureaucrates ; la dignité de l’une ne saurait croître qu’avec l’émancipation des autres. Les différentes confessions sont, malgré elles, solidaires. L’église d’état trouverait dans l’émulation et dans la lutte un aiguillon qui vaudrait pour elle tous les privilèges. C’est au temps où le protestantisme a été, chez nous, le plus libre que l’église de France a jeté le plus vif éclat ; c’est à la révocation de l’édit de Nantes et à la destruction de Port-Royal qu’a commencé sa décadence. Un clergé qui garde ses ouailles emprisonnées dans les murailles de la loi a, pour les retenir au bercail, moins besoin de science et de vertu.

La plus grande infériorité de la Russie, celle qui est en quelque sorte le signe des autres, c’est le défaut de liberté religieuse. Il est plus choquant que le défaut de liberté politique, parce que la liberté religieuse est, à la fois, plus essentielle et plus facile à établir. De toutes les libertés dites modernes, c’est la plus précieuse à l’individu, la moins redoutable à l’état ; c’est la seule peut-être qui n’ait pas donné de mécomptes, là du moins où elle n’a pas été dénaturée par le fanatisme à rebours d’inconséquens libres penseurs. On comprend qu’un tsar, investi par l’histoire d’un pouvoir omnipotent, hésite à s’en dessaisir. Si lourd que lui pèse sa toute-puissance, il ne s’en peut décharger d’un coup ; il ne peut la partager avec la nation sans travail et sans luttes, sans combinaisons compliquées, sans mille difficultés d’organisation. Un changement de régime politique est forcément un saut dans les ténèbres ; quelque désirable, quelque fatal qu’il puisse sembler, il comporte, pour le prince et pour l’état, des risques contre lesquels aucune science humaine ne les saurait assurer. Tout autre est la liberté religieuse ; elle n’a que des avantages ; elle n’entraîne aucun bouleversement dans les institutions, aucun péril pour l’état. Elle met la conscience du souverain en repos sans rien coûter à son pouvoir. Bien mieux, à l’inverse des libertés politiques, elle s’apprend sans apprentissage.

Tout cela est manifeste, et cependant il peut se faire que cette inoffensive liberté soit l’une des dernières octroyées aux Russes ; que, chez eux, comme en tant d’autres pays, en Angleterre, aux États-Unis, en Hollande, en Suisse, en Espagne, en France, elle ne soit obtenue qu’au prix de longues luttes ; que, loin de précéder les libertés politiques, elle ne vienne qu’après elles et sous leur couvert. À l’encontre du préjugé courant, l’histoire des derniers siècles nous montre que, dans la plupart des états des deux mondes, la liberté de penser et la liberté des cultes n’ont été reconnues qu’à la faveur des libertés politiques ; que, là même où elles ont survécu