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compris que ce qu’il y avait de plus sûr, de plus efficace, c’était de dissoudre tout simplement cette remuante et turbulente Ligue des patriotes, qui a été toujours un danger, même quand tous les ministères la toléraient, — que tout le reste n’était qu’un bruit inutile.

Soit, dit-on, c’est un procès manqué. Cette police correctionnelle n’est bonne à rien ; mais ce n’est plus qu’un incident déjà oublié, désormais perdu dans la grande affaire où M. le général Boulanger lui-même, présent ou fugitif, est appelé à rendre compte de ses menées, de ses ambitions, de ses préméditations d’attentat devant une justice plus haute, celle du sénat. C’est là, en effet, une autre affaire, et à dire toute la vérité, cette affaire nouvelle, de plus vastes proportions et d’un caractère infiniment plus grave, ne paraît pas avoir été mieux préparée, mieux conduite que la première. Par une singulière rencontre, il s’est trouvé, dès le début, un garde des sceaux qui avait oublié la précaution la plus vulgaire, celle de s’assurer le concours d’un procureur-général. Au moment décisif, M. le procureur-général Bouchez, chef du parquet de Paris, a refusé de mettre son nom au bas d’un acte d’accusation qu’il n’avait pas préparé, dont il ne connaissait pas les élémens ; il a décliné la mission de demander à la chambre une autorisation de poursuite contre l’élu du 27 janvier. C’était mal débuter ! Heureusement M. le garde des sceaux Thévenet a pu mettre la main sur un magistrat de la cour de Paris, M. Quesnay de Baurepaire, qui n’a point hésité à accepter la responsabilité déclinée par M. Bouchez ; il a trouvé son procureur-général, — et c’est même pendant ces délibérations ou ces tergiversations que M. le général Boulanger a cru devoir prendre le parti, plus sûr que brillant, de se dérober à une arrestation préventive, par une évasion en Belgique, où il est aujourd’hui. Tout cela est assez bizarre, la fuite du député de Paris en Belgique comme le reste. Quels que soient d’ailleurs ces préliminaires, l’affaire n’est pas moins engagée. Le prologue est fini, le drame commence ; il est même déjà commencé, puisque le Sénat est constitué à l’heure qu’il est en cour supérieure pour juger non-seulement M. le général Boulanger, mais avec lui son ami, M. Dillon, M. Henri Rochefort, — en attendant ceux qui pourront encore être mis en cause comme complices. Ils sont tous accusés de complot et d’attentat contre les institutions, contre la sûreté de l’État. Or c’est ici que pour tous ceux qui gardent la liberté de leur raison, la question devient grave, délicate et complexe.

Que M. le général Boulanger soit un personnage équivoque, un agitateur sans scrupule, se servant de tout pour son ambition, abusant des troubles de l’opinion, rusant avec tous les partis, dangereux pour les institutions libérales, pour le pays, oui, sans doute. Qu’on s’efforce de combattre l’agitateur, d’éclairer, de désabuser l’opinion, de réduire à ce qu’elle a de vain et de trompeur cette popularité de hasard, rien de mieux encore ; mais la difficulté est justement de saisir, de fixer la