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dans ce tourbillon tragi-comique où se pressent tous ces faits : des procès mal engagés et mal finis, des incohérences de répression, des abus de légalité, M. le général Boulanger se dérobant tout à coup par une fuite peu héroïque et ironique à une arrestation qui le menaçait, le sénat transformé en cour de justice pour juger le fugitif, des discussions révolutionnaires préludant dans la chambre à une grande instruction criminelle contre des présomptions d’attentat, à la veille des fêtes du Champ de Mars ! Est-ce assez d’événemens ou d’incidens pour quelques jours ? La question est de savoir si le gouvernement et ceux qui l’ont poussé dans cette voie ont mesuré la portée de ce qu’ils faisaient, s’ils ont été prévoyans en engageant toutes les forces de l’état et des institutions contre un seul homme, s’ils ne servent pas la cause de ce fugitif par l’emportement de leurs répressions effarées et décousues : la question est enfin de savoir s’ils ne se sont pas exposés, par un entraînement de passion politique, à compromettre ce qui est bien au-dessus d’un parti et d’un ministère, l’inviolabilité des lois, la dignité d’une justice impartiale, la paix des esprits, — le succès de l’exposition elle-même.

Frapper fort et vite, c’est bientôt dit, et c’est même bientôt fait, si l’on veut. Encore serait-il de la plus simple prudence de savoir ce qu’on fait, de ne pas s’engager légèrement, de ne point s’exposer surtout à renouveler l’éternelle comédie de « beaucoup de bruit pour rien. » On vient de voir ce qui en est par ce procès de la Ligue des patriotes, qui n’a été évidemment qu’un essai, le préliminaire de la grande instruction ouverte aujourd’hui devant le sénat contre le chef de l’agitation et des agitateurs. Rien n’a été négligé pour donner de l’éclat à ce procès. Tout a été mis en œuvre, réquisitions, perquisitions, saisies de papiers, divulgations calculées, menaces d’arrestation préventive. On s’est hâté, comme s’il s’agissait de sauver l’état, de demander à la chambre l’autorisation de poursuivre les députés affiliés à la Ligue, et la chambre s’est empressée, bien entendu, de livrer ces députés. Il s’est déroulé devant la police correctionnelle, cet étrange procès, — et puis ? tout s’est évanoui ou à peu près. Le délit de société secrète a disparu, l’accusation a même été presque abandonnée par le ministère public. Il n’est plus resté que le modeste délit d’affiliation à une association non autorisée, — et tout a fini par une amende de 100 francs ! C’était tout simple, le tribunal n’avait à juger qu’un délit longtemps toléré par le gouvernement lui-même ; mais c’était bien la peine de faire tant de bruit, de mettre en mouvement police et tribunaux, de réclamer au plus vite la suspension de l’inviolabilité parlementaire, de laisser soupçonner quelque secret redoutable qui allait éclater en pleine audience : tout cela pour aboutir à 100 francs d’amende ! Avec un peu plus de sang-froid et de réflexion, le gouvernement se serait épargné le ridicule d’un dénoûment puéril qui a ressemblé pour lui à une défaite ; il aurait