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c’est la nature même des systèmes qui commande le caractère de leurs rapports. On a présenté le bouddhisme comme une sorte de réformation se détachant du vieux tronc de l’orthodoxie brahmanique. Défions-nous de ces comparaisons boiteuses : elles sont plus fécondes en confusions qu’en lumières.

Si l’on se figure le brahmanisme comme un système religieux inflexiblement arrêté dans son dogme, dans ses pratiques, dans sa tradition, on est assurément loin de compte. Rien de plus complexe, de plus fluide que l’état religieux qu’embrasse ce nom. Il désigne moins un système qu’il ne résume une situation. C’est l’état religieux de l’Inde en tant qu’il est accepté par les brahmanes et par la tradition littéraire dont ils ont le dépôt, en tant qu’il ne relève pas de doctrines nettement caractérisées comme hétérodoxes pour l’opposition qu’elles font à leurs prétentions dominatrices.

Tel qu’il constitue aujourd’hui encore le régime religieux du pays, le brahmanisme a reçu sa forme définitive au moyen âge de l’Inde dans une littérature contemporaine, par sa rédaction sinon par ses origines, du déclin et de la ruine du bouddhisme. A ne considérer que la théorie, le Véda y est tout : les hymnes védiques sont la parole éternelle qui règle tout, qui décide de tout ; le culte réglé par le rituel védique est la source de toute prospérité en ce monde et dans l’autre. En fait, la tradition védique, — les hymnes comme élément ancien, et, comme développement plus moderne, la littérature sacerdotale qui décrit et commente les cérémonies, — si elle règne, ne gouverne guère. Les sacrifices védiques sont peu ou point célébrés ; les pratiques védiques négligées par tous n’ont, en dehors de la caste brahmanique, nul caractère obligatoire. Le texte sacré des hymnes, propriété exclusive des. brahmanes, est peu ou mal compris par ses dépositaires mêmes. La métempsycose est la pierre angulaire de tout l’édifice religieux : or elle est non-seulement étrangère, elle est contraire aux nouons védiques. L’organisation des castes est le cadre de l’ordre social ; c’est à peine si dans les hymnes il s’y rencontre une allusion accidentelle et tardive. Les plus grands dieux de la tradition védique sont ou tombés dans l’oubli ou relégués à un rang secondaire; la plupart de ceux auxquels s’adresse de préférence la dévotion publique lui sont totalement inconnus ou n’y tiennent qu’une place subalterne. Si on lui attribue toute autorité, c’est fiction pure. On l’assoit sur un trône, mais elle est morte. Enfermée dès longtemps dans un cercle restreint, sans prise directe sur la masse des consciences, elle n’est plus guère au fond qu’un instrument de règne dans les mains de la caste privilégiée, qui fonde sur sa possession ses prétentions et son pouvoir.

C’est au-dessous, dans l’indouisme populaire, qu’est la vraie vie