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complet. C’est le langage complet que Dieu a donné à l’homme. Il ne voit aucun laps de temps entre la société primitive et la société « constituée. » C’est la société constituée, avec tous ses organes, qui a été établie de Dieu, et ici revient la théorie ternaire : Adam pouvoir, Eve ministre, enfans sujets. Certes il n’est pas évolutionniste pour une obole, et le peu à peu est absolument exterminé de sa doctrine. Cela lui nuit. On sent bien qu’il y a plus de jeu et plus de tâtonnemens dans la marche de l’humanité et du monde. Ceux mêmes qui restent fidèles à l’idée de création ne peuvent guère s’en faire une idée si absolue, et la voir si directe et si contraignante. Sans croire la matière éternelle, ils la croient bien ancienne et ayant accompli bien des révolutions. Ils trouvent le système de Bonald étroit. Ils estiment que de Bonald a fait trop bon marché des objections. Les objections, on le sait, ce sont les animaux dans l’histoire du monde, et les sauvages dans l’histoire de l’humanité. Les animaux n’ont-ils pas aussi des sociétés et des langages ? Ces sociétés et ces langages sont-ils, aussi, enseignement direct de Dieu ? Et si vous dites non, la négative ne pourra-t-elle pas s’appliquer aussi à l’homme ? Bonald a repoussé ces observations avec plus d’emportement que de raisons. Il revient purement à la doctrine de la bête par mécanisme, et il passe vite. Les sauvages n’ont point de « société constituée. » Sont-ils en chemin vers cette société, auquel cas ils seraient l’image de ces sociétés primitives que nous supposons qui étaient en train d’évoluer vers un état social complet, et par conséquent ne l’avaient pas reçu tout fait. Bonald répond vite que les sauvages ne sont pas des primitifs, mais des « dégénérés » punis et chassés de l’humanité par une faille de leurs pères, et il passe. En vérité, c’est passer trop vite. Les sociétés animales, les demi-sociétés sauvages, voilà ce que l’homme de science doit étudier avec attention, avec scrupule, et en s’affranchissant de cette crainte, que je ne puis m’empêcher de toujours soupçonner chez Bonald, que l’enquête ne mène à une conclusion qu’on ne désire pas.

A tout prendre, il n’y a chez de Bonald qu’une grande idée, l’idée de création, vigoureusement reprise et énergiquement remise en lumière, — et un grand effort, plus puissant qu’adroit, pour ramasser, pour concentrer l’univers. L’univers se dispersait. Par l’histoire trop longue déjà, quoique si courte ; par la géographie, par ces mondes nouveaux découverts et ces peuples étranges ajoutés à la notion générale qu’on avait des choses ; par l’histoire naturelle et de nouveaux mystères révélés ou annoncés par elle, l’idée du monde, petit dans la main de Dieu, était peu à peu effacée des esprits. Dieu s’éloignait. Il flottait aux limites reculées de jour en jour d’un monde de jour en jour agrandi. Le mot des déistes du