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faculté de les maintenir parfaitement ou imparfaitement. Si, par hasard, il en oubliait une, elle serait perdue à jamais, n’y ayant être au monde capable d’inventer à nouveau société, famille, langage, agriculture même ou vêtement. L’homme vivant est engagé dans les fibres de la société pleine de l’esprit de Dieu, l’homme pensant est emprisonné dans le réseau du langage, œuvre de Dieu. Les langues sont la pensée traditionnelle. Incapables d’avoir une pensée sans avoir le mot qui l’exprime, nous recevons nos idées des mots que nos pères nous transmettent. Nous ne pouvons commencer à penser que dans la pensée de nos ancêtres, laquelle remonte à la pensée divine. Notre pensée est ainsi comme pétrie et sculptée de toute éternité par le démiurge divin, puisqu’elle ne prend forme et conscience d’elle-même, ou, pour mieux parler, puisqu’elle n’est, que du moment qu’elle s’est versée dans le moule du mot, dessiné par lui. Et quand nous faisons un mot nouveau, vous savez assez que seulement nous croyons le faire. Nous le tirons d’un autre, nous obéissons en le formant aux lois éternelles du langage ; il le faut pour que nous soyons compris ; c’est encore ceux dont nous voulons être compris qui nous l’imposent ; c’est encore l’humanité parlant en nous, et par nous, sa langue, l’humanité, laquelle parle elle-même la langue de Dieu. Par la société, par la parole, l’homme est comme soumis à une double fatalité divine ; il est contraint de vivre la vie traditionnelle, de penser la pensée héritée. Qu’il tende à la liberté, il lui est loisible et peut-être il faut qu’il ait ce penchant ; mais c’est à la mort qu’il tend sans le savoir ; car l’extrême aboutissement du désir de s’affranchir de la société, c’est la mort du corps, et l’extrême aboutissement du désir de s’affranchir de la pensée en commun, c’est le silence de la bouche, le silence de la pensée et In mort de l’âme. L’homme ne peut s’enfuir hors de Dieu que pour mourir.

Adhérens donc à la loi, pleinement et sans réticence. Si, plus nous nous éloignons de la tradition, plus nous nous rapprochons de la mort, plus, aussi, nous embrassons fermement la tradition, plus nous vivons d’une vie forte et complète. Cherchons la tradition la plus pure, la plus assurées, la plus nettement continue. Ne nous contentons point de cette tradition générale qui est nécessité de vivre en société et nécessité de penser en commun, mais attachons-nous, de plus, à cette tradition plus étroite qui est conseil de Dieu donné aux hommes et conservé par ses fidèles. Ne cherchons pas à inventer, puisque nous sommes incapables d’invention, ne cherchons pas à penser, puisque nous sommes incapables d’une pensée personnelle, sinon illusoire ; mais ne pensons que pour retrouver la pensée divine ; sachons la recueillir et nous en pénétrer, n’ouvrons