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Dieu avec une certaine liberté de les agiter. Rien de plus. Au fond, ils pensent éternellement la pensée de Dieu, ils pensent éternellement une pensée unique. Comme tout le monde, Bonald se figure toute l’humanité sur son propre modèle, et comme il a fait le ferme propos de penser toujours la même chose, il est sûr que le genre humain a eu et aura perpétuellement la même pensée. L’homme n’a pas plus inventé un art qu’il n’a inventé une idée. Les arts principaux, ceux dont les autres ne sont que des applications, remarquez-vous que personne n’en connaît les inventeurs ? Ils sont de société primitive, et la « société primitive, » c’est une façon de parler qu’ont trouvée les hommes pour ne pas désigner Dieu ; mais ce n’est pas autre chose, ne leur déplaise, que Dieu même. La société primitive, c’est Dieu parlant à l’homme et l’instruisant.

Vous reconnaîtrez bien, par exemple, que sans langage il n’y aurait ni arts, ni société, en un mot pas d’humanité. Or croyez-vous que l’homme ait été capable de découvrir, de constituer lui-même le langage ? C’est l’impossibilité même ; car pour inventer le langage, il faut avoir l’idée du langage, et sans langage il n’y a pas d’idée. L’idée sans le mot qui l’exprime, il ne faut pas dire : reste confuse, il faut dire : n’existe pas. Consultez-vous vous-même ; reconnaissez que vous ne savez ce que vous voulez dire ; que quand vous le dites, que, mentalement même, une idée ne se présente à vous que par un mot, auparavant n’existe point, n’est, si vous voulez, qu’une disposition à penser, mais disposition dont vous ne vous apercevez qu’après qu’elle a abouti, qu’après que vous avez pensé, c’est à savoir dit un mot, au moins à vous-même, disposition, par conséquent, qui n’est qu’une supposition de votre part, que vous n’avez jamais saisie en elle-même, et que, tant que vous ne l’aurez pas saisie en elle-même, c’est-à-dire toujours, je tiendrai pour une simple illusion. Donc, pensée et parole, ce que nous en savons quand nous ne vous payons pas de peut-être et de il me semble, c’est que ce sont choses qui vont toujours inévitablement ensemble, qui ne se séparent point ; forme et fond, si vous voulez, mais forme et fond indiscernables l’un de l’autre, en vérité chose unique. Pour penser, il a donc fallu parler, je ne dis pas auparavant, mais en même temps, du même coup. La parole n’a donc pas été inventée. La supposer inventée, c’est supposer une idée cherchant son mot qui n’existe pas, c’est-à-dire une idée n’existant pas et voulant naître, c’est-à-dire un néant plein d’énergie. Dispensez-moi de suppositions pareilles. J’aimerais autant le monde se créant lui-même de rien, rien voulant devenir tout, rien ayant une idée, un dessein, une volonté et une énergie, et réussissant très bien, lui qui n’est pas et ne pense pas, dans sa pensée d’être.

Et, en effet, c’est exactement la même question. C’est la