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chez lui, et le déteste chez les autres, et à le détester chez les autres, et à le combattre en eux, il en est venu à l’abandonner, sans s’en rendre compte, et à le condamner même chez lui, sans s’en apercevoir. C’est la seconde pensée de Bonald, dont il n’a jamais su combien elle était en contradiction avec la première. Trouvant en face de lui la philosophie du XVIIIe siècle, il l’a combattue, d’abord par son système, ensuite par la condamnation et le mépris de tout système et de toute invention intellectuelle purement humaine, enfin par ces deux idées à la fois, mêlées ensemble, ou plutôt juxtaposées, et sans se demander jamais si la seconde, que, j’avoue qu’il préfère, ne le condamnait pas à tout simplement abandonner l’autre. Laisse seul à lui-même, il dévide implacablement le fil fragile et brillant de ses raisonnemens ternaires, et c’est ce qu’il a fait, sans distraction, ce me semble, assez longtemps, jusqu’aux Recherches philosophiques ; sentant la pression et la poussée de l’adversaire, il nie que l’adversaire puisse avoir raison, puisqu’il raisonne, puisqu’il invente des idées, puisqu’il jette dans le monde une pensée qui n’y a pas été de toute éternité, et, sans faire de trop près son examen de conscience sur ce point même, il se jette éperdument dans la « tradition, » et s’y enferme et s’y retranche avec l’intransigeance obstinée qu’il met à tout.

Son idée maîtresse, maintenant, c’est que l’homme est radicalement incapable de quoi que ce soit. L’homme n’a en lui aucune puissance d’invention. Il n’a inventé ni les arts, ni la société, ni la famille, ni sa parole, ni sa pensée. Toutes ces choses, on les lui a apprises. Il était table rase. On a déposé en lui. non pas seulement les germes de toutes les facultés dont il est si fier, non pas même, vraiment, ces facultés, mais ce qu’il considère comme les effets et les fruits lentement élaborés de ces facultés, tout ce qu’il est en un mot, comme être pensant, parlant, aimant, familial, social, politique. L’homme est né nul. C’est bien de l’extérieur que tout lui est venu ; seulement ce n’est pas la sensation, comme le croyait Condillac, qui l’a lentement instruit et pourvu ; c’est Dieu qui l’a pourvu tout d’un coup. Dieu est l’instituteur du genre humain. On demande quelle est l’origine des idées : c’est Dieu ; quel est l’inventeur des premiers arts : c’est Dieu ; quel est l’inventeur du langage : c’est Dieu ; de l’écriture : c’est Dieu, ou un apôtre directement inspiré de lui ; de la famille : c’est Dieu ; de la société : c’est Dieu ; de la constitution politique (car il n’y en a qu’une) : c’est Dieu. Dieu au commencement et sa tradition ensuite ; il n’y a absolument que cela dans le monde, et les facultés humaines sont des illusions. Parce que les hommes combinent des idées, ils croient penser. C’est une erreur. Ils disposent, engrènent, agrègent, désagrègent et réordonnent les idées qui leur ont été données une fois pour toutes par