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et sur les fidèles. L’esprit indou n’était préparé ni à fournir ni à s’approprier un pareil effort de réflexion logique et personnelle. À mon avis, c’est dans la genèse même du bouddhisme, dans le mécanisme de ses origines, qu’il faut chercher surtout le secret de ses succès. Me permettra-t-on d’en dire brièvement mon opinion ?

Un système se connaît autant par les pratiques qu’il réprouve que par les idées qu’il proclame, par les adversaires qu’il combat que par les sentimens qu’il professe. Le zèle d’Açoka se tourne à la propagande ; contre qui s’échauffe-t-il ? Le roi s’efforce, c’est lui qui nous le déclare, de détrôner « les hommes qui étaient les véritables dieux de l’Inde. » Qu’est-ce à dire ? On sait quelle suprématie s’attribuent les brahmanes, les membres privilégiés de la caste supérieure ; ils se classent fort au-dessus de tous les autres hommes ; ils revendiquent des respects presque divins ; aussi sont-ils dans des livres de toutes les époques appelés les « dieux terrestres. » C’est bien eux que vise Açoka. Ils sont les représentans du ritualisme le plus exigeant, le plus compliqué ; cérémonies et pratiques ne sont pour lui que superstitions pm-es. Nous l’avons entendu proscrire tout sacrifice sanglant. Ailleurs, il condamne jusqu’à des observances plus usuelles.

« Voici ce que dit le roi Piyadasi aimé des dieux. Les hommes observent mille pratiques diverses dans la maladie, au mariage, à la naissance d’un enfant, au moment de se mettre en voyage. Dans ces circonstances, dans d’autres encore, les hommes observent diverses pratiques ; les femmes surtout en observent de nombreuses et variées : efforts mesquins et sans valeur ! On peut bien observer ces pratiques, mais elles sont de peu de fruit ; une seule est féconde, la pratique de la loi religieuse… »

Le bouddhisme, en effet, dans ses prescriptions, dans l’organisation de son clergé, fait complète abstraction de la caste. Ici il mène, au nom d’une inspiration purement morale, la lutte contre l’exclusivisme dominateur et contre le ritualisme absorbant de la caste brahmanique. Açoka se pose en adversaire des brahmanes ; cela ne l’empêche pas de prêcher avec insistance le respect pour les brahmanes, la libéralité envers les brahmanes. Il condamne des épithètes les plus dédaigneuses les cérémonies qui relèvent de leur rituel ; il ne s’aventure pas jusqu’à leur dénier toute efficacité ; il assure seulement qu’elles n’en ont qu’une bien petite, fort inférieure à celle des vertus qu’il recommande. Sa tolérance, — nous y reviendrons tout à l’heure, — y peut être pour quelque chose. Il est sûr aussi que toute affirmation trop absolue répugne à l’esprit indou ; le précepte chez lui ne se présente guère que sous la forme, avec l’allure du conseil. Mais il y a ici autre chose. Évidemment, entre les deux partis, la rivalité est d’une nature fort particulière ;