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sujet. L’âme est pouvoir, les organes ministres, la matière sujet. L’époux est pouvoir, la femme ministre, l’enfant sujet. Le roi est pouvoir ; les nobles, prêtres et magistrats ministres ; le peuple sujet. Voilà l’idée, l’idée unique, ou plutôt voilà l’entendement même de M. de Bonald. Il comprend ainsi et ne peut comprendre qu’ainsi ; les choses prennent la forme ternaire en entrant dans son esprit. Tel un homme qui verrait violet, ou qui goûterait acide. Il a un triangle dans le cerveau, et y applique tout ce qui tombe en sa pensée. Il décompose l’unité en trois, ou ramène à trois le multiple, pour ajuster l’un ou l’autre à sa pensée, pour le pouvoir entendre. Par des miracles de subtilité, qui, peut-être, ne sont chez lui que les démarches très naturelles de son entendement, il accommode tout objet à la figure géométrique qui s’est dessinée une fois pour toutes au point central de son esprit. Jésus-Christ, par exemple, s’il est moyen, ou médiateur, dans le système général du monde, considéré en lui-même, doit être et sera cause, moyen et effet. Il sera pouvoir, ministre et sujet dans la société religieuse : pouvoir par sa pensée, ministre par sa parole, sujet comme victime de sa prédication même ; et encore pouvoir, ministre et sujet même dans la société politique : pouvoir comme roi des Juifs, ministre comme prêtre, sujet comme patient résigné et martyr obéissant.

S’il y a une lacune apparente dans le système, ou quelque chose qui semble s’y dérober. Bonald n’est pas embarrassé de l’obstacle, et l’a bien vite levé. Ame, pouvoir, organes, ministres, matière, sujet, voilà qui est bien, lui dira-t-on ; mais une bonne moitié du corps n’obéit point à l’âme. L’estomac digère et le sang circule sans que la volonté y soit pour rien, et sans qu’elle puisse arrêter leur fonctionnement, sinon par le suicide. — D’abord, en effet, elle a le suicide, répond Bonald, le suicide, cette ultima ratio du gouvernement de l’âme, « l’acte suprême de la puissance de l’âme sur le corps » ; le suicide, que les animaux ne connaissent point, vraie preuve qu’ils ne sont que des mécanismes ; le suicide preuve de l’âme, et, remarquez, de l’immortalité de l’âme ; car si l’âme peut tuer le corps, c’est qu’elle sent qu’elle ne se tue pas en le tuant, qu’elle s’en débarrasse et lui survit. Se tuer est un non-sens et une impossibilité ; tout être ne peut que vouloir être ; aussi rien ne se tue dans la nature ; seulement il y a dans l’homme un être qui tue ses organes, une cause qui détruit ses moyens éphémères.

De plus, si vous voyez dans l’homme des parties qui n’obéissent point à l’âme, et si vous en concluez que l’âme n’est pas la dominatrice du corps, c’est que vous considérez l’homme en lui-même, et indépendant de la société pour laquelle il est fait. Mais l’homme n’est un monde complet (cause, moyens, effets) que relativement, et