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de scepticisme. Sortir de soi, c’est douter de soi, et douter de soi, c’est douter, et le chemin est si long pour revenir, qu’on risque de rester en voyage. Or le doute est la terreur de Bonald. Il en a peur et horreur à ce point qu’il affecte de le mépriser : « Les esprits supérieurs sont naturellement portés vers l’absolu et tendent toujours à simplifier leurs idées… Le doute où les esprits médiocres se reposent est pour les esprits forts en que l’indécision est pour les forts caractères, un état d’inquiétude et de malaise, dans lequel ils ne sauraient se fixer. » Tout son secret est dans ces trois lignes. Terreur du doute, aveu que le besoin de croire est en son fond le besoin d’agir et que l’on veut n’être pas incertain sur les idées pour n’être pas indécis dans les actes, naïf mépris des esprits médiocres qui ont des idées complexes, et conviction que les esprits supérieurs n’ont qu’un petit nombre d’Idées simples ; c’est lui tout entier ; c’est ce qu’il a été et ce qu’il a voulu être, et ce qu’il a voulu être parce qu’il l’était.

Avoir une seule idée, s’il est possible, dont on soit bien sûr, absolument sûr, puis ne s’en détacher et ne s’en écarter jamais, et tirer tout d’elle, système politique, système historique, système moral, système domestique, système religieux et système du monde, en faire sa « substance » intellectuelle, unique, dont toutes nos idées ne seront que des « modes », qui ne recevra plus rien, ne s’augmentera ni ne diminuera, ne créera même point, à proprement parler, mais s’exprimera elle-même indéfiniment en figures nouvelles et en images variées d’elle-même, voilà à quoi il a tenu essentiellement, et dont il a presque tenu la gageure. Au fond, ce qu’il y a en lui, comme au fond de tout dogmatique, mais en lui plus impérieux, plus tyrannique, plus obsédant et plus ombrageux, c’est le besoin de penser toujours la même chose. Ce besoin est celui des médiocres ; mais il faut faire une distinction. Pour les médiocres, il n’est que le désir de rester en repos. L’homme complet a ce désir ; mais il en a un autre. Comme dit Pascal, il tend au repos par l’agitation. Bonald tend à dire toujours la même chose, en trouvant toujours de nouvelles manières de le dire, et de nouvelles raisons à prouver qu’il a raison de l’avoir dit. Il eût été heureux de s’écrier en mourant : « Je n’ai eu qu’une idée dans ma vie. Et puis j’ai eu toutes les idées possibles. Et j’ai prouvé que toutes les idées possibles n’étaient rien autre que celle-là. »

L’obsession du système est si forte chez lui qu’elle lui fait lâcher la proie pour l’ombre très facilement, très complaisamment. Il a, par exemple, cette idée, ce sentiment plutôt, qu’en 1800 c’est l’étude de l’homme moral qu’il faut reprendre, pour y appuyer toute théorie tant sociale que religieuse, comme sur une base nouvelle, ou renouvelée. Il est attiré de ce côté-là. Il y entend