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vérité. L’autre, grave, sincère et d’une probité intellectuelle absolue, serait au désespoir d’inquiéter les simples, évite la fantaisie, s’interdit le brillant, voudrait éviter l’esprit, et n’en a que malgré lui, serait heureux que toute sa pensée se déroulât dans la pure clarté, et la solidité rassurante, et la sécheresse même d’une série de théorèmes, et, en dépouillant les mots de leur sens injurieux, l’un est un merveilleux sophiste, et l’autre un scolastique obstiné, intrépide, vigoureux et imposant.


I

Le dernier des scolastiques, c’est bien de Bonald. Partir d’un axiome, et déduire, déduire encore, déduire toujours, sans jamais rien admettre qui ne soit contenu dans le principe primitif ; de temps en temps, quand, par exemple, on commence un nouveau livre, reprendre l’axiome, le poser à nouveau, dans les mêmes termes, et fournir une nouvelle série de déductions, voilà, non pas la méthode de Bonald, mais sa façon même d’être au monde. Il est un raisonnement qui se poursuit. Il est constitué d’un sorite. Je ne dirai rien de son caractère. Il donne l’idée qu’il n’en a pas. Il semble être un esprit pur. Dans de Maistre, dans Rousseau, dans Montesquieu, je sens l’aristocrate railleur, le plébéien amer, le gascon qui s’amuse ; dans de Bonald je vois le logicien, et derrière le logicien, je ne sens que le logicien. Ses colères mêmes semblent à peine des saillies d’humeur ; elles semblent des emportemens de discussion. Ce sont les « doctrines » qu’il appelle « abjectes » (et trop souvent), ce ne sont pas les hommes, jamais. Ses injures sont injures de soutenance. Ce n’est que de la dialectique qui s’envenime. Il est peut-être l’homme qui, plus qu’aucun, a été pur raisonnement. Il a une théorie qui lui est chère entre toutes, et qu’il a contribué à répandre, c’est que ce sont les livres qui l’ont l’histoire. « Depuis l’Evangile jusqu’au Contrat social, ce sont les livres qui ont fait les révolutions. » La littérature est « l’expression de la société » présente, et le fabricateur de la société de demain. Les idées sont les reines du monde. — Du moins, elles sont les siennes, et s’il a cru que les idées gouvernent les hommes, c’est qu’il se sentait gouverné par elles. Il est l’idéologue absolu. Il raille l’idéologie quelque part : « Idéologie, étude stérile, travail de la pensée sur elle-même, qui ne saurait produire. Tissot aurait pu traiter, dans un second volume, de cette dangereuse habitude d’esprit. » Le plus beau cas eût été M. de Bonald. Nul exemple plus étonnant de la pensée travaillant sur elle-même, indéfiniment, et ne voulant tenir rien que de soi. Elle semble redouter, et non sans raison, l’excursion en dehors d’elle-même comme une occasion