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connaître la singulière variété de l’art de Oanach. Nous possédons aujourd’hui toute une série d’ouvrages de sa première manière, absolument différens de ses ouvrages postérieurs : des pointures nobles et délicates, comparables, pour la pureté des lignes et leur magique beauté, aux plus parfaits chefs-d’œuvre de l’art florentin[1].

Voilà donc un vrai maître. Pendant que tous ses contemporains s’enfonçaient dans l’imitation des Italiens, lui seul, constamment, s’en éloignait. Il cherchait son inspiration à la vraie source, dans la naïve émotion qui avait alimenté l’art des vieux peintres de l’Allemagne. Son œuvre est le poème du peuple allemand : avec son mélange d’humanisme et d’ingénuité, de gaieté souriante et de pieux recueillement, elle est comme une adorable légende que raconterait à des enfans un poète resté enfant. Musicien des lignes et des couleurs, Cranach a su leur faire chanter une merveilleuse, chanson dont l’écho nous ravit encore. Ne pouvons-nous lui pardonner, après cela, de s’être fait, aux derniers temps de sa vie, fabricant officiel d’images sacrées ou ordurières ?

Cranach aura été le dernier peintre allemand de l’Allemagne. Le culte de la forme classique, l’influence croissante des Italiens, l’iconoclastie protestante s’unissent, après lui, pour tuer à jamais la débile floraison de cet art sentimental. Les Overbeek, les Cornélius, les Feuerbach et les Schnorr, au début de notre siècle, essaieront en vain de le faire refleurir. Empêtrés dans l’admiration de la beauté classique qu’ils croient universelle, ils s’épuiseront à vouloir traduire les sentimens de leur race dans une forme qui n’est pas faite pour eux. Seul, Maurice de Schwind tentera de revenir à la forme naïve des vieux maîtres allemands. Hélas ! comme il y sera gauche ! Il n’aura pas même, pour le préserver du ridicule, le goût français, qui on préserve aujourd’hui nos peintres archaïsans.

Mais si la peinture allemande est morte à jamais, le sentiment, qui l’avait fait vivre, ne périt pas avec elle. Un langage nouveau s’est offert à lui, plus approprié au goût allemand, plus capable de traduire les émotions. Après maître Guillaume et Lochner, après Dürer et Cranach, c’est aux musiciens, à Graun, à Schutz, à Bach et à Haendel qu’échoit l’honneur de revêtir d’une forme artistique le sentiment des âmes allemandes.


T. de Wyzewa.
  1. L’excellente Histoire de la peinture de Woltmann et Wœrmann (Leipzig, 1889,3e édition) a mis à profit les travaux de M. Scheibler sur cette première manière de Cranach, dont le chef-d’œuvre est un Repos de la sainte famille dans une collection particulière de Munich.