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à cœur de s’en bien servir, et durer lui-même n’y recourt souvent que pour finir des tableaux ébauchés à la détrempe. Non-seulement la race allemande ne sait pas voir : elle n’aime pas à voir ; et les œuvres de ses peintres ne lui causent pas plus de joie que le spectacle de la nature. Du XIVe au XVIe siècle, pendant tout le temps qu’a vécu l’ancien art de l’Allemagne, il ne s’est pas trouvé de princes ou de seigneurs pour le protéger, pour lui commander des travaux. Les maisons allemandes étaient vides de peintures. Toutes les œuvres des peintres étaient destinées aux églises, où on les traitait avec les mêmes égards que celles des orfèvres et des menuisiers.

Mais cette race aveugle était dès lors animée d’un sentiment fort et profond qu’elle cherchait à traduire dans sa peinture comme elle l’a traduit plus tard dans ses chorals et ses lieds. Elle éprouvait dès lors une émotion lente et continue, un vague besoin de tendresse, désireux d’une occasion de s’épancher. Les peintres allemands primitifs trouvèrent cette occasion dans les croyances de leur religion : ils s’attendrirent sur les souffrances du Christ, la bonté maternelle de la vierge, les angoisses et les joies du jugement dernier. Plus tard, la religion fut remplacée par la métaphysique et l’amour : mais le sentiment, le gemüth, est resté le même en changeant d’objet. Ajoutons que ce gemüth n’a jamais été aussi pur et aussi parfait que chez les premiers peintres allemands. Il leur a donné le pouvoir de faire, pendant trois cents ans, une peinture où manquent toutes les qualités de la peinture, et qui cependant nous séduit par un mélange extraordinaire de passion et de naïveté. A deux ou trois d’entre eux il a même donné un pouvoir plus haut. Il leur a permis de réaliser des visions tout idéales, des rêves d’aveugles, et d’y imprimer le sceau mystérieux de la beauté plastique. Depuis Guillaume de Cologne jusqu’à durer et Cranach, le sentiment a fait vivre, à lui seul, la peinture allemande.

Les aines d’aujourd’hui sont fort éprises du sentiment. Elles vont de plus en plus vers les peintres primitifs de l’Italie et des Flandres, parce qu’elles y trouvent, une émotion plus franche, et pour ainsi dire plus du musique, que dans l’œuvre des maîtres postérieurs. Il peut paraître singulier, dans ces conditions, que l’on n’ait pas plus d’égards pour les vieux peintres de l’Allemagne, qui, bien davantage que les primitifs de l’Italie, et surtout des Flandres, ont été jadis les musiciens de la peinture. Aucun art ne semble autant fait que le leur pour répondre au besoin d’âmes lassées du réel, dégoûtées des faits, avides de tendresse et d’ingénuité. Comment donc expliquer, non point l’ignorance, mais le mépris, où, l’on tient chez nous l’ancienne peinture allemande ?