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à montrer l’influence que’ ces découvertes ont exercée sur le plus grand progrès que l’art de guérir ait réalisé de nos jours.


IV

Lorsque la découverte des anesthésiques eut accompli, en chirurgie, la révolution dont j’ai parlé, les opérateurs purent juger de l’importance de la conquête qu’ils venaient de faire par la facilité avec laquelle on acceptait leur secours. Au lieu de la terreur qu’avait jusqu’alors inspirée leur approche, au lieu des résistances qu’il leur avait toujours fallu combattre et dont l’imminence de la mort ou l’aiguillon d’atroces douleurs leur permettait de triompher, souvent trop tard, ils se trouvèrent, en présence de gens résignés qui s’endormaient avec confiance et se réveillaient surpris, ne pouvant pas croire que le moment terrible se fût passé pendant la durée d’un sommeil si doux.

C’est qu’en effet, surtout à notre époque, la souffrance fait encore plus peur que la mort. La sagesse des nations prétend le contraire. Mieux vaut souffrir que mourir, c’est la devise des hommes, a dit La Fontaine ; mais cet adage n’est vrai que lorsque la mort se dresse brusquement devant nous, comme devant le bûcheron de la fable. L’instinct presque physique de la conservation se réveille alors, et nous la prions de nous aider à recharger notre fardeau ; mais tant qu’elle se tient à distance, elle ne nous cause pas autant d’épouvante que la douleur.

Quoi qu’il en soit, la résignation facile des malades et la possibilité d’agir sur eux, pendant le calme et l’immobilité du sommeil anesthésique, avaient imprimé une impulsion considérable à l’art chirurgical. N’ayant plus à compter avec la douleur ni avec le temps, il put intervenir dans des cas considérés comme incurables et sauver des existences qu’on avait crues jusqu’alors irrévocablement condamnées ; mais cet essor fut bientôt entravé par le nombre croissant des insuccès et des revers. Les désastres de la pratique hospitalière surtout frappèrent tous les regards et causèrent un véritable effroi. Il en avait été ainsi de tout temps ; mais on en prenait plus facilement son parti lorsque la statistique n’était pas encore venue révéler le véritable état des choses et le chiffre effrayant des décès.

La guerre d’Orient acheva de porter la lumière sur ce sujet. Elle démontra, d’une manière définitive, la puissance et l’innocuité du chloroforme, même aux armées. Sur 30,000 blessés qui y furent soumis, pas un ne dut la mort à son emploi ; mais les suites des opérations furent encore plus désastreuses qu’en temps de paix. La mortalité, dans les hôpitaux de Constantinople, comme en Crimée, dépassa toute mesure.