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longtemps. Du reste, il ne faut pas plus de trois mois d’un usage journalier de ce poison, pour que l’habitude en soit prise et le vice établi.

La santé n’est pas troublée au début par ces injections quotidiennes. Souvent même elles font disparaître la maladie nerveuse à laquelle on les avait opposées ; mais bientôt l’affaiblissement de l’intelligence, la bizarrerie du caractère, la perversion des sentimens affectifs, dénotent le trouble profond de l’économie ; les désordres de la santé générale ne tardent pas à survenir et la déchéance physique marche de pair avec la déchéance morale. Les morphinomanes n’atteignent jamais un âge avancé. Quelques-uns meurent subitement, les autres succombent dans le cours d’une maladie aggravée par l’abus du poison ou s’éteignent dans le marasme.

Cette passion est encore plus difficile à guérir que celle de l’alcool, parce que le penchant est plus irrésistible et le besoin plus impérieux. Lorsqu’il n’est pas satisfait, il en résulte un état d’irritation, de malaise indescriptible ; il peut même survenir des accidens sérieux quand l’abstention est brusque et complète.

La morphinomanie est un vice avec lequel il faut compter ; il est encore à ses débuts, mais il fait de rapides progrès. L’opium a tout autant de séductions que les boissons alcooliques. Il tient sous sa domination 200 millions d’Asiatiques et il envahit peu à peu le reste du monde, sous une forme plus perfide. Il s’est déjà répandu dans l’Europe entière et il gagne du terrain de l’autre côté de l’Atlantique. En Angleterre, la morphine commence à détrôner le laudanum. En Allemagne, au dire du docteur Landowski, elle compte plus de prosélytes qu’en France. Cette dangereuse habitude n’est plus l’attribut exclusif de la bonne compagnie ; elle a franchi le seuil de l’antichambre et de l’atelier ; on voit maintenant entrer dans les hôpitaux des domestiques et des ouvrières qui s’y adonnent depuis longtemps. Il faut couper le mal dans sa racine, et rien n’est plus facile. Il n’est pas besoin pour cela de lois nouvelles. Il suffit d’appliquer celle du 21 germinal an XI, qui fait défense aux pharmaciens de délivrer ou de débiter des préparations médicinales, ou drogues composées quelconques, sans l’ordonnance d’un médecin.

La même mesure suffirait pour empêcher l’abus de l’éther ; ces deux vices demeureraient alors l’apanage exclusif des médecins, auxquels il est impossible de l’interdire ; mais ceux-là savent à quoi s’en tenir, et ce n’est pour eux qu’un danger professionnel de plus. Tout compte fait, si les moyens de calmer la douleur que la science contemporaine a trouvés présentent quelques inconvéniens, ils ont de tels avantages, ils rendent de tels services à tous ceux qui souffrent, que la comparaison n’est pas possible. Je n’ai cependant fait qu’envisager un des côtés de la question. Il me reste