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piquer avec des aiguilles dont la pointe est complètement émoussée. Une femme, dont le docteur Mottet a rapporté l’observation, vint à briser son aiguille, pendant qu’elle se trouvait à la campagne. Elle n’en avait pas d’autre. Elle prit des ciseaux à broder, se fit une ouverture à la peau, y introduisit le tronçon de son aiguille et continua à s’injecter ainsi jusqu’à ce qu’on lui en eût envoyé une autre de Paris. La dépense n’arrête pas davantage. Elle est insignifiante au début, quand on en est encore aux centigrammes, et, lorsqu’on arrive aux grammes, il n’est plus temps d’y renoncer. On voit alors des femmes vendre leurs meubles, mettre leurs bijoux, leurs vêtemens au mont-de-piété, pour se procurer de la morphine. On en voit commettre des vols, comme celle dont j’ai parlé plus haut. Après avoir épuisé toutes ses ressources, poursuivie par le pharmacien qui avait commis la faute de lui donner de la morphine à discrétion, et auquel elle devait 1,600 francs, la malheureuse, affolée, ne sachant plus que faire, s’en alla voler des marchandises aux magasins de la Ville Saint-Denis, pour les revendre et acheter de la morphine. Arrêtée, traduite en justice et sous le coup d’une accusation infamante, elle n’avait qu’un souvenir, celui de l’épouvantable nuit qu’elle avait passée au poste, le jour de son arrestation, parce qu’elle y avait été privée de morphine ; elle n’avait qu’une crainte, celle de ne pouvoir s’en procurer lorsqu’elle serait en prison.

Ce sont surtout les femmes qui se livrent à la morphinomanie. En général, elles ne dissimulent pas leur habitude. Il en est même qui s’en parent comme d’un vice élégant, comme d’une excentricité à la mode. Ce sont elles qui se font monter en bijoux de petites seringues et des flacons minuscules, pour contenir leur poison bien-aimé. Ce sont elles qui sont ingénieuses à varier les procédés pour se soustraire aux regards et se faire leur injection à toute heure et partout, sans attirer l’attention. Ce sont elles enfin qui, ne sachant pas s’arrêter, vont s’échouer dans un lit d’hôpital quand elles sont à bout de ressources. Les hommes ont plus d’empire sur eux-mêmes, et surtout savent mieux dissimuler leur vice. Les médecins, qui forment le fond de la clientèle masculine de la morphine, mettent surtout un soin extrême à se cacher, et c’est pour cela qu’on n’en connaît pas le nombre. Cependant les statistiques indiquent une proportion bien élevée pour les membres du corps médical et pour leurs auxiliaires : elle dépasse la moitié du nombre total.

Il faut tenir compte aussi des prédispositions individuelles. Les natures inquiètes, avides d’impressions nouvelles, de jouissances inconnues, les déséquilibrés, les héréditaires, sont voués à la morphinomanie, et si les circonstances s’y prêtent, ils ne résistent pas