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usage de l’éther. D’un autre côté, la pente est plus glissante. Lorsqu’on s’éthérise, c’est plutôt pour se procurer une sensation agréable que pour calmer une douleur ; c’est une ivresse comme celle de l’alcool à laquelle on s’adonne, tandis que l’abus de la morphine a presque toujours pour point de départ une maladie douloureuse, dans le cours de laquelle le médecin a cru devoir pratiquer des injections hypodermiques. Dans ce cas, le soulagement est si prompt et si complet, que le patient ne trouve pas de termes pour exprimer son contentement et sa reconnaissance ; mais, au bout de quelques heures, la souffrance revient à la charge, le malade réclame une nouvelle application du remède qui l’a si merveilleusement soulagé, et le médecin n’a pas le courage de refuser.

Bientôt il devient indispensable de rapprocher les piqûres et d’augmenter les doses, car il n’est pas de remède pour lequel l’accoutumance s’établisse aussi vite. On arrive très rapidement ainsi à faire absorber aux malades des quantités de morphine qu’on regrette d’administrer.

Cependant, il n’y a pas de danger tant que le médecin reste maître de la situation, en pratiquant lui-même les injections hypodermiques. L’abus commence, lorsqu’il a la faiblesse de céder aux instances de son malade et de lui confier l’instrument. La morphinomanie s’établit alors d’une manière à peu près infaillible. On en arrive à se faire des piqûres en l’absence de toute douleur. Chaque jour on se voit obligé d’abréger les intervalles et d’augmenter les doses. Il y a des gens qui, après avoir commencé par quelques milligrammes, en arrivent à consommer 2 et 3 grammes de morphine par jour.

Il paraît surprenant, au premier abord, qu’une habitude dispendieuse, et qui nécessite une petite opération, ait pu se répandre aussi facilement dans un monde aussi pusillanime ; mais cela s’explique par la promptitude avec laquelle la sensibilité s’émousse chez les personnes adonnées à la morphine, et par ce fait, connu de tous ceux qui en ont usé, que les injections sont d’autant moins douloureuses que la solution est plus concentrée. Les morphinomanes n’en font aucun cas. « Ils éprouvent, dit le professeur Ball, une âpre volupté à se faire des piqûres. Pour certains sujets, il existe un véritable attrait à pratiquer cette opération sur eux-mêmes, et plusieurs de ces malades m’ont affirmé que, s’il fallait absolument diminuer la dose, ils aimeraient infiniment mieux l’absorber en plusieurs fois qu’en une seule[1]. »

La douleur arrête si peu les morphinomanes, qu’on en voit se

  1. B. Ball, la Morphinomanie. Paris. 1885.