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faudrait y renoncer, parce qu’elle serait inapplicable. La vue seule des instrumens ferait tomber les gens en syncope, et le premier contact provoquerait de tels accidens nerveux, que les juges seraient obligés de tout suspendre, dans l’impossibilité d’obtenir aucune réponse de l’accusé, ou parce que, dans sa terreur, il aurait tout avoué par avance.

Les mêmes réflexions se présentent à l’esprit quand on visite les cachots de la même époque. On se demande comment des êtres humains ont pu vivre, pendant de longues années, dans de semblables conditions. Les hommes de notre temps n’y dureraient pas trois mois. Il y a par conséquent, dans notre défaut de résistance, quelque chose qui tient aux modifications subies par la race et transmises de génération en génération ; mais les habitudes, les mœurs, l’affaiblissement des caractères et surtout la manière dont les enfans sont élevés, y entrent pour une bien plus forte part.

Ce n’est pas seulement dans l’ordre physique que cet affaissement se fait sentir. Tout se tient dans l’organisation humaine, et la débilité du corps entraîne la faiblesse de l’esprit. Lorsqu’on s’est déshabitué de souffrir, lorsqu’on éloigne avec terreur toute impression pénible, on devient inhabile à supporter les contrariétés et les inquiétudes. On les éprouve au centuple ; elles prennent dans la pensée des proportions effrayantes et transforment en torture morale les plus vulgaires préoccupations, les chagrins les plus usuels.

Les médecins sont plus frappés que les autres de cette impuissance à supporter les contrariétés et les soucis, parce qu’ils en sont chaque jour les témoins. Dans les familles où règne le nervosisme, lorsqu’un enfant tombe malade, c’est une exagération d’inquiétude, une explosion d’angoisse qui dépasse toute mesure. Le petit malade, gâté à l’excès, pousse des cris quand on l’approche et ne veut se prêter à aucun examen. Il faut lui faire violence pour s’assurer de la nature de son mal. S’il est nécessaire d’y porter remède par une intervention immédiate, on est obligé d’engager avec lui une lutte dans laquelle on n’a pas toujours le dessus, et qui, dans tous les cas, a pour effet inévitable d’aggraver la situation.

Lorsque l’enfant est rétabli, tout le monde est épuisé dans la famille, et tout cela souvent pour une simple indisposition. Quand le cas est grave, c’est autre chose, et si l’enfant succombe, c’est cent fois pis. La famille est désemparée. Les parens fous de désespoir désertent la maison et vont promener leur chagrin de ville en ville ; parfois la mère ne s’en relève jamais.

C’est là sans doute une douleur légitime et respectable entre toutes. La perte d’un enfant est le plus grand chagrin qu’on puisse