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une chimère qu’il n’est plus permis de poursuivre aujourd’hui. » Ajoutons que, dix-sept ans plus tard, il fut le premier à révoquer son arrêt, en prouvant une fois de plus que, dans les sciences, il ne faut jamais engager l’avenir.

Lorsque la découverte de l’anesthésie[1] fut passée à l’état de conquête définitive, on sait avec quelle ardeur on en poursuivit l’application, avec quel soin la question fut étudiée sous toutes ses faces. On sait comment le chloroforme remplaça l’éther dans la pratique et comment il a triomphé de toutes les substances rivales qu’on a tenté de lui substituer. Je ne reviendrai pas sur cet historique, parce qu’il appartient au passé et parce qu’il a été fait ici même avec un talent remarquable[2]. Il ne constitue du reste que la première étape de la carrière que j’ai l’intention de parcourir.

L’insensibilité causée par le chloroforme et l’éther est profonde, absolue, mais fugitive. Suffisante pour endormir le sujet pendant la durée d’une opération, elle est trop fugace pour calmer la douleur d’une manière définitive ; elle est impuissante à triompher d’une simple névralgie dentaire. Après avoir sommeillé un instant sous l’influence de l’anesthésique, le mal se réveille aussi aigu, aussi térébrant qu’auparavant. Ces instans de calme, achetés au prix d’une perte momentanée de connaissance, ne peuvent se prolonger par le même moyen sans inconvénient et sans danger. Le chloroforme en inspiration ne remplissait donc qu’une des conditions du programme, il fallait trouver un analgésique[3] d’une action plus persistante et c’est encore en s’adressant à l’un des agens les plus connus de la matière médicale qu’on l’a rencontré.

Si la découverte de l’éther remonte à trois siècles, l’opium a des titres de noblesse bien plus respectables encore : les Grecs prétendaient tenir de Cérès la connaissance de ses vertus ; Homère les a chantées, et les illustrations médicales de tous les temps les ont célébrées à l’envi. Leur enthousiasme se comprend. C’était le seul moyen dont ils disposaient pour apaiser les souffrances de leurs malades ; mais l’usage continu de l’opium détruit l’appétit, paralyse les voies digestives et produit à la longue l’état cachectique dans lequel tombent tous les thériakis[4] et tous les fumeurs d’opium. Il est probable que ce remède n’aurait jamais dépassé le seuil des officines, si les chimistes ne l’en avaient pas fait sortir.

Comme tous les produits naturels, l’opium est une substance éminemment complexe. Il contient une quarantaine d’élémens,

  1. Anesthésie, de α privatif et αἴσθησις (aisthêsis), sensation.
  2. A. Dastre, Sur les Anesthésiques. (Revue du 15 décembre 1880.)
  3. Analgésie, de α privatif et ἀλγος (algos), douleur.
  4. C’est le nom qu’on donne en Turquie aux gens qui font abus de l’opium.