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institutions. On verra si les Américains sont vraiment capables de self-government[1]. » M. Park ajoute dans un élan d’orgueil patriotique, justifié par l’énergie virile et la grandeur de son pays : « L’Amérique a une mission providentielle à remplir. Au jour prochain de la crise sociale où la civilisation moderne devra livrer bataille contre la barbarie qu’elle-même a enfantée, si l’Amérique succombe, le monde entier succombera. » Nous n’aurons pas, Dieu aidant, la honte de laisser la civilisation moderne et chrétienne sombrer en pareille aventure. Plus d’une fois déjà, la vieille Europe a ressenti ces formidables secousses que les Américains appellent « des tremblemens d’hommes (manquake). » Les plus terribles catastrophes ne l’ont pas empêchée de se relever et de faire encore quelque figure dans le monde. Elle aussi croit à sa mission et se détendra.

Il est triste toutefois de voir finir au milieu de lugubres pronostics un siècle qui a réalisé de grands progrès et tenu quelques-unes de ses plus belles promesses. Le désappointement est universel. M. Bryce, l’auteur éminent d’un ouvrage de premier ordre récemment publié sur l’Amérique, donne des signes de découragement malgré son optimisme résolu[2]. « J’ai vu, dit-il, la dernière expérience que l’humanité a tentée, et la dernière qu’elle puisse espérer de tenter dans des conditions aussi favorables. Une race dont l’énergie sans égale et la variété d’aptitudes ne furent jamais surpassées a envoyé l’élite de ses enfans dans un pays neuf, comblé des dons de la nature et sans ennemis à redouter… Pourtant le gouvernement et les institutions des États-Unis, ainsi que leur organisation industrielle, sont loin de l’état social perfectionné que rêvaient les philosophes et que les Américains s’attendaient à créer. » Puis, ramenant son découragement en Europe, l’auteur ajoute avec une mélancolie sincère : « Il y a juste cent ans, une vision de l’âge d’or avait charmé les imaginations, convaincues qu’après la rupture des chaînes de tyrannies séculaires et la proclamation de cette doctrine que le gouvernement résultait du consentement de tous et ne pouvait agir que pour le bien de tous, on avait assez fait pour permettre aux vertus naturelles des hommes d’assurer la paix et le bonheur des nations.

  1. Strong, Our country.
  2. N’a-t-on pas été jusqu’à reprocher à M. Bryce « de négliger d’apprécier les courans profonds de mécontentement qui commencent à troubler la société aux États-Unis ? .. Séduit et enguirlandé par les sourires enchanteurs des beautés américaines, le professeur Bryce voit l’Amérique à travers le cristal et la mousse du Champagne des bienvenues hospitalières, et fait des États-Unis un tableau flatteur, qui ne le cède guère à celui d’un paradis terrestre. » (North American Review, mars 1889.)