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autres, ce qui sauve la démocratie américaine, c’est que même ses irréguliers et ses déclassés se piquent d’être bien pensans. Ils localisent leur indélicatesse sur les seuls points où rieurs intérêts sont en jeu, et ne songent pas à se jeter dans la révolution pour détruire et renouveler de fond en comble la société ou le gouvernement. Chez les Anglo-Saxons de toute latitude, les partis tiennent à honneur de compter dans leurs rangs le plus grand nombre possible de citoyens loyaux et satisfaits. L’opposition violente n’est pas le panache nécessaire pour conquérir la popularité facile ; les plaintes et les découragemens sont mal notés. Quiconque manque de réussir est un maladroit. Le rôle larmoyant de victime et de déshérité n’attire aucune sympathie ; l’héritage commun est assez riche et vaste pour que chacun en ait sa large part s’il sait la prendre. Être et se dire misérable est une faute contre le patriotisme, un manque de respect aux États-Unis.

Quoique entraînés par l’évolution du progrès, les Américains gardent presque intact le discernement entre les principes fixes qui doivent être conservés soigneusement et les choses qui peuvent être modifiées. L’insistance obstinée pour le changement n’est pas plus raisonnable suivant eux que la résistance inflexible à toute réforme. Cette solidité du caractère et du jugement fait la véritable force du tempérament national. Il ne fallait rien moins pour soutenir la débilité d’un régime qui, ne fournissant qu’un minimum de gouvernement, exige dans le peuple un maximum de qualités spéciales. Celles-ci sont-elles plus nombreuses que les défauts ? Nous n’en avons pas dressé le compte. Mais elles leur sont très supérieures en énergie et en direction. Les qualités des Américains ne marchent pas à la suite de leurs défauts, comme les ambulances réparatrices à la suite des armées combattantes. Ce sont les qualités qui mènent le train et combattent en tête ; les défauts sont utilisés pour les besognes inférieures. De la sorte, les Américains ont réussi à maintenir presque constamment chez eux depuis un siècle la prédominance de deux grands partis disciplinés, également conservateurs pour le fond des choses, soit dans l’opposition, soit au pouvoir. Tel est tout le secret transmis par l’Angleterre aux États-Unis, qui l’ont recueilli précieusement et appliqué à leur manière comme une condition essentielle de succès et même d’existence.

A chaque pays appartient l’acceptation ou le choix initial de ses institutions, selon ses goûts, ses traditions, ses nécessités géographiques ou historiques, et ses tendances ; c’est là le point contingent. Mais les idées, les principes et les moyens de droite doivent être franchement appliqués et suivis ; voilà le point fixe, l’intérêt