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suprême se trouve ainsi livrée à des collectivités corrompues, sans responsabilité ni mandat légal ; le gouvernement n’est plus que la ligue des incapacités, resserrée par la concentration des appétits.

Nul ne conteste la profondeur et la gravité du mal. L’erreur commence avec la croyance qu’un remède pourrait y être apporté. Que faire, en effet, si c’est un mal nécessaire ? Dans une grande république gouvernée par d’innombrables foules, qu’elle est chargée de gouverner à son tour, l’affranchissement complet du suffrage universel et la fantaisie des électeurs n’aboutiraient qu’à la multiplicité des négations. Rien de positif et de net n’en sortirait. La confusion inextricable qui résulterait du manque absolu de direction et de règles amènerait une réaction forcée et rendrait inévitable une dictature de forme quelconque.

Par essence, le régime démocratique est indécis et flottant. La discipline inflexible et oppressive des partis parvient seule à obtenir, au prix du sacrifice des préférences individuelles, la cohésion indispensable dans les luttes du scrutin. Les indépendans eux-mêmes ne réussirent à remporter quelques avantages qu’à la condition de former un groupe nouveau et d’aliéner leur indépendance. « S’unir, c’est se soumettre[1]. » Cette soumission consciente et organisée permet seule aux Américains de condenser la poussière cosmique du suffrage universel pour en faire des agglomérés électoraux. Toutefois, si la première nécessité pratique d’une démocratie libre, sans autre frein qu’elle-même, est d’abdiquer partiellement sa liberté afin d’éviter le despotisme personnel ou le chaos, elle ne peut consentir à cet abandon avec des garanties de sécurité qu’entre les mains de deux partis qui suivent l’un et l’autre les grandes lignes conservatrices, foui te de quoi, la démocratie n’est pas plus libre ; mais elle succombe.


II

De même que le conservatisme ne forme pas l’apanage exclusif d’un seul parti en Amérique, aucune classe de citoyens, aucun corps constitué ne saurait en revendiquer le monopole. Sa prédominance n’est pas une exception historique. Répandu en quelque sorte à travers l’atmosphère, il pénètre tous les esprits dans les milieux les plus variés, et se retrouve aux époques diverses avec des nuances et des proportions différentes. Son influence s’exerce à la fois sur le

  1. La Politique religieuse du parti républicain, par M. Étienne Lamy (voyez la Revue du 15 janvier 1887).