Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/749

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

unique ; son ambition, qui est la plus haute et la plus insatiable de toutes, lui fait comprendre l’ambition des autres ; mettre partout l’homme qui convient au poste dans le poste qui convient à l’homme, voilà ce qu’il a fait pour lui-même, et ce qu’il fait pour autrui. Il sait qu’en cela surtout consiste sa force, sa popularité profonde, son utilité sociale : « Personne, dit-il[1], n’a intérêt à renverser un gouvernement où tout ce qui a du mérite est placé. » — Et il répète son mot significatif et définitif, son résumé de la société moderne, une image solennelle et grandiose, empruntée aux souvenirs légendaires de la glorieuse antiquité, la réminiscence classique des nobles jeux d’Olympie : « Désormais la carrière est ouverte aux talens. »


V

Considérons maintenant la carrière qu’il leur ouvre et les prix qu’il leur propose. Ces prix sont étalés à tous les regards, échelonnés dans chaque lice, gradués selon les distances, de plus en plus beaux et magnifiques ; il y en a pour toutes les ambitions, pour les plus hautes, pour les plus humbles, et ils sont innombrables ; car ce sont les places, tous les grades de la hiérarchie civile et militaire, dans un grand État centralisé dont l’ingérence est universelle, sous un gouvernement qui, par système, ne tolère aucune autorité ou influence hors de ses cadres et accapare pour ses fonctionnaires toute l’importance sociale[2]. — Tous ces prix, même les moindres et les minimes, c’est lui qui les décerne. En premier lieu, sur le seul territoire de l’ancienne France, Napoléon a deux ou trois fois plus de places à donner que les anciens rois ; car, même dans le choix de leur personnel, ceux-ci n’étaient pas

  1. Rœderer, III, 332 (2 août 1800).
  2. Papiers de Maine de Biran. (Note communiquée par M. Naville.) Lettre du baron Maurice, préfet de la Dordogne, à M. Maine de Biran, sous-préfet de Bergerac (1811), lui transmettant, par ordre du ministre de l’intérieur, un formulaire à remplir, pour dresser la Statistique des demoiselles de l’arrondissement appartenant à des familles notables : le formulaire annexé comprenait plusieurs colonnes distinctes, l’une pour les noms et prénoms, d’autres pour la dot présumée en immeubles et en valeurs mobilières, d’autres pour l’héritage futur en immeubles et en valeurs mobilières, etc. Muni de cette liste, un préfet adroit ou énergique pouvait et devait collaborer efficacement aux mariages et diriger les grosses dots du côté convenable. — Mémoires de M"‘ de…, 3e partie, ch. VII, p. 154. (Ces mémoires, très instructifs, d’une personne très sincère et très judicieuse, sont encore inédits, et je n’ai pas le droit d’imprimer le nom de l’auteur.) « Ce fut dans ce temps qu’il prit à l’empereur la fantaisie de marier à son choix toutes les filles qui avaient au-dessus de 50,000 livres de rentes. » Une riche héritière de Lyon, destinée à M. Jules de Polignac, est ainsi mariée à M. de Marboeuf. M. d’Aligre, à force de célérité et d’adresse, esquive pour sa fille M. de Caulaincourt, puis M. de Faudoas, beau-frère de Savary, et la marie à M. de Pommereux.