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vacances futures étaient remplies d’avance. Dans le grand escalier social, il y avait plusieurs étages ; chaque homme pouvait gravir toutes les marches du sien, mais non monter au-delà ; arrivé sur le palier, il s’y heurtait contre des portes fermées, contre des barrières presque insurmontables. L’étage supérieur était réservé à ses habitans ; ils l’occupaient dans le présent et ils devaient encore l’occuper dans l’avenir ; sur chaque degré, autour du possesseur en titre, on apercevait ses successeurs inévitables, ses pareils, pairs et voisins, souvent tel ou tel nominativement désigné, son héritier légal, l’acquéreur de sa survivance ; en ce temps-là, on tenait compte à l’individu, non-seulement de lui-même, de ses mérites et de ses services, mais aussi de sa famille et de ses ancêtres, de sa condition, des compagnies qu’il fréquentait, du salon qu’il tenait, de sa fortune et de son train ; ces antécédens et ces alentours composaient sa qualité ; sans la qualité requise, impossible de franchir le palier. A la rigueur, un homme né sur les plus hauts degrés d’un étage parvenait quelquefois à gravir les plus bas degrés de l’étage suivant : mais il s’arrêtait là. En somme, les gens de l’étage inférieur estimaient que, pour eux, l’étage supérieur était inaccessible et de plus inhabitable.

Aussi bien, la plupart des offices publics, dans les finances, l’administration et la judicature, dans les parlemens, à l’année, à la cour, étaient des propriétés privées, comme le sont aujourd’hui les charges d’avoué, de notaire et d’agent de change ; pour les exercer, il fallait les acheter, et très cher, disposer d’un capital notable, si, résigner d’avance à n’en tirer qu’un médiocre revenu, 10,5 et parfois 3 pour 100 du prix d’achat[1]. Une fois achetée, la place, surtout si elle était haute, comportait une représentation, des réceptions, une table ouverte, une grosse dépense annuelle[2] ; souvent on s’y endettait ; l’acquéreur savait que son acquisition lui rapporterait plus de considération que d’écus. D’autre part, pour être investi, il lui fallait obtenir l’agrément du corps dont il devenait membre ou du patron qui conférait l’office, c’est-à-dire être considéré par ses futurs collègues comme un collègue acceptable, ou par le patron comme un hôte, un invité, un familier possible, en d’autres ternies, présenter des répondans, fournir des garanties, prouver qu’il avait l’aisance et l’éducation nécessaires, que ses mœurs et ses manières le qualifiaient pour son emploi, que, dans ce monde où il entrait, il ne ferait pas disparate. Pour se soutenir dans une charge de cour, il était tenu d’avoir le ton de Versailles, autre que le ton de Paris

  1. La Révolution, III, 417 à 420.
  2. L’Ancien Régime, 151 à 155, 166.