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devinait la plaie toujours ouverte. Il faut croire que le temps, qui cicatrise les blessures des autres passions, élargit celles de l’ambition ; chez ceux qui ont possédé le pouvoir, le veuvage est inconsolable, les années semblent augmenter le regret de ce qu’ils ont perdu.

La mort ne paraissait pas si proche. Elle a pris Loris-Mélikof à soixante-trois ans, sans grande lutte. Quelques lignes dans les journaux en ont instruit le monde ; elles auront rencontré une attention distraite, chez ceux-là mêmes qui firent de lui pendant une année l’objet de leurs espérances ou de leurs craintes. Nos soldats ont salué la dépouille du vainqueur de Kars. Salut mélancolique des armes étrangères! Ce n’était pas le bruit de sa poudre, à lui. Quand on songe qu’il y a dix ans, à Pétersbourg, ce mort eût été escorté par les armées impériales et par un peuple en deuil! Au Caucase, ses compagnons lui eussent fait des funérailles fraternelles, avec des canons habitués à son commandement et des drapeaux tout glorieux de ses exploits de jeunesse. On dit que ses restes iront reposer à Tiflis, dans le petit monastère arménien de Sour-Stephanos ; lieu silencieux d’où l’on voit les montagnes. Il n’y entendra que la psalmodie des diaconesses, qui officient là comme au temps de saint Paul, vêtues de dalmatiques et la tête voilée.

Loris aura eu du moins l’illusion de son Caucase, en s’endormant sur notre plage, entre nos Alpes et notre mer, toute pareille à la douce mer qui bat la grève de Batoum et le pied des monts de Géorgie. En attendant la terre natale, il campe dans le cimetière de Nice ; l’ironie du formidable Shakspeare qui invente l’histoire l’a couché là, à quelques pas de Gambetta, de l’homme qui partagea avec lui les regards du monde, qui poursuivit une entreprise semblable, au même moment, avec le même éclat, la même ambition et le même malheur. Loris-Mélikof et Gambetta! Souvenez-vous de l’année où l’écho ne renvoyait que ces deux noms, d’un bout à l’autre de l’Europe. S’ils s’entretiennent, ces morts rapprochés par un caprice étrange, ils peuvent se demander quel est le plus oublié, après tant de bruit et de puissance, hier encore. Les oisifs qui promènent leur ennui devant ces tombes accusent volontiers la vie d’être sotte et plate. Que font-ils donc de leurs yeux? Quelles plus grandes merveilles veulent-ils? Qu’ils regardent le réel : ses surprises défient l’imagination la plus fantasque. Chaque soir, en quelque coin de la terre, la nuit tombe sur un drame qu’il faudrait applaudir à genoux.


Eugène-Melchior de VOGÜE.