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anciens lecteurs de George Sand, je veux dire tous ceux qui ne croyaient pas, qui ne croient pas encore aujourd’hui que le roman doive faire double emploi avec l’histoire naturelle. Il y a toujours eu, et il y aura toujours, en France, comme en Angleterre, comme partout, de cette sorte de lecteurs ; et on ne pourra pas dire qu’ils aient absolument tort ; et quand on le dirait, qu’on l’aurait même prouvé, puisque sans doute ils continueront d’exister, il faudra bien que l’on tienne compte’ de leurs exigences. Car il en est effectivement de l’esthétique comme de la morale : elles sont fausses, dès qu’elles ne conviennent qu’à une petite élite, ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que l’opinion du plus grand nombre soit la mesure de leur vérité. Mais il faut pourtant qu’elles s’y accommodent, et, pour cela, qu’elles trouvent dans les lois des choses les raisons mêmes des préjugés.

Élargissant ou prolongeant la conclusion, nous dirons encore à notre tour que, si peut-être il y eut jadis, voilà tantôt cent cinquante ans ou davantage, des littératures proprement nationales, il semble que désormais le temps en soit passé. C’est à peu près ainsi qu’au moyen âge rien ne ressemblait plus à une chanson de geste, qu’une autre chanson de geste, allemande ou française, si ce n’est un fabliau à un autre fabliau, français ou italien, et un mystère à un autre mystère, italien ou anglais. L’émancipation de la scolastique, la division de la chrétienté contre elle-même, la concentration des groupes géographiques, les guerres d’État à État, au XVe et au XVIe siècle, en favorisant la formation des nationalités, ont favorisé celle aussi des littératures nationales, qui sentent le terroir, si l’on peut ainsi dire, et dont toutes les œuvres, en même temps et presque aussi profondément que celle de leur auteur, portent la marque du pays qui les a vues naître. Mais aujourd’hui, par une conséquence de la révolution et des guerres de l’Empire, grâce à la vie commune dont on peut dire que l’Europe a vécu depuis près de cent ans, grâce à la facilité des communications, — combien d’autres raisons encore, si l’on avait le temps de les énumérer ; — les idées, par toute l’Europe, à quelque vingt-cinq ou trente ans de date et souvent à la fois, évoluent de la même manière ; et à Paris comme à Londres, à Londres comme à Saint-Pétersbourg, de la façon dont on écrit et surtout dont on lit un roman, la différence nationale est devenue négligeable. Il ne subsistera bientôt plus que la différence individuelle, dont l’écart souvent est plus considérable d’un Français à un autre Français qu’à un Anglais ou qu’à un Russe. La gloire du plus anglais et du plus londonien des romanciers anglais est justement d’en avoir été le plus cosmopolite et par là même le moins national.


F. BRUNETIÈRE.