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et, chez nous, comme en Angleterre, c’est le Prudhomme qui a fait passer ou accepter l’artiste. Autant que les Anglaises, nos jeunes filles de France ont pu se mirer, elles aussi, dans l’Agnès ou la Dora de David Copperfield, et, reconnaissantes au romancier de les avoir peintes sous les traits les plus propres à leur assurer la main et le cœur d’un bon mari, personne n’a plus contribué qu’elles à répandre la popularité de son nom.

De même encore, lorsque l’on reproche à Dickens d’avoir peu « pensé, » — et la critique est juste, — qu’y a-t-il d’anglais là-dedans ? M. Hennequin insiste à bon droit sur ce point : si Dickens a beaucoup et profondément senti, peu de romanciers de sa valeur ont assurément moins réfléchi. Je conseille au lecteur qui serait tenté de trouver le reproche excessif, de relire David Copperfield ou Martin Chuzzlewit, et alors, quand il les aura lus, de relire, pour en faire la comparaison, la Jane Eyre de Charlotte Brontë, ou l’Adam Bede de George Eliot. Il mesurera la distance. Ou bien encore, et tandis que de l’œuvre de George Eliot ou de Charlotte Brontë, rien n’est plus facile que de déduire ce que l’on appelle une « conception de la vie, » je l’engage à tâcher d’en tirer une de l’œuvre de Dickens. Mais je dis seulement qu’à beaucoup de romanciers français on pourrait faire la même critique, et j’ajoute que de l’avoir méritée, ç’a été parmi nous l’une des raisons très effectives de la popularité de Dickens. Car, pas plus en France qu’en Angleterre, on n’aime beaucoup à penser, ce qui est en effet une fatigue, et d’ailleurs, quand on veut réfléchir, ce n’est point ordinairement à un romancier que l’on s’adresse. Nous ne séparons point, nous ne voulons pas séparer le profit que nous tirons de ses romans de l’agrément et du divertissement que nous estimons qu’ils nous doivent d’abord. Le reste est de surcroit ; et même nous ne nous soucions de savoir s’il nous fait « penser » qu’autant que nous lui sommes obligés de nous avoir d’abord amusés, intéressés et émus.

Nous revenons donc toujours ainsi à la même conclusion. Si Dickens a passé la Manche, et si son nom, populaire en Angleterre, ne l’est pas moins en France et en Allemagne, c’est justement que, moins Anglais qu’on ne l’a prétendu, ses qualités et ses défauts ont au contraire eu quelque chose d’européen. M. Hennequin va plus loin, et précise encore davantage. La grande raison de son succès, dit-il, c’est qu’aux environs de 1857, quand on a commencé de traduire ses romans pour les mettre à la portée du public français, il a procuré à ce public lui-même une satisfaction et un plaisir que lui refusaient dans le même temps les romanciers nationaux. Je crois que M. Hennequin a raison. Tandis que, sous l’influence des Réalistes et des Parnassiens, nos auteurs inclinaient presque tous vers la théorie de l’Art pour l’Art, les romans de Dickens ont paru tout à point pour grouper autour d’eux les