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limite de l’habileté nécessaire à celui qui veut faire triompher une idée, et qui doit d’abord séduire les imaginations pour les asservir à son idée. Cette utilisation de la crédulité humaine n’est répréhensible que lorsqu’elle constitue à elle seule tout le programme d’un politique, lorsqu’elle n’est pas mise au service d’une conception désintéressée. Il devra enfin, notre historien, tenir compte au vaincu des difficultés inextricables du moment, de toutes les mauvaises chances conjurées contre un bonheur apparent. Quant au verdict qu’il portera sur le fond même de l’entreprise, je n’aimerais pas à le préjuger. On a toujours mauvaise grâce à légiférer pour un pays étranger, très difficile à connaître ; et les esprits de ce temps sont de moins en moins portés aux spéculations vaines sur ce qui serait arrivé, si les choses avaient tourné autrement, dans l’hypothèse d’une histoire idéale. En raisonnant sur l’expérience des dix dernières années, et d’après le critérium du succès, il faut bien avouer que les faits ont donné tort à Loris, puisque la politique traditionnelle a apaisé l’agitation libérale, comprimé les explosions du nihilisme, grandi le rôle de la Russie et relevé sa prospérité matérielle. Au reste, les jugemens doctrinaux sur ces matières ont peu d’intérêt pour le lecteur ; ils n’indiquent en dernière analyse que l’opinion individuelle d’un écrivain sur le gouvernement des sociétés. J’ai consigné ici les événemens, tels qu’il m’a été donné de les voir; cette tâche comporte déjà assez de chances d’erreur, sans y ajouter celles qui proviennent de l’imagination métaphysique et des passions instinctives, c’est-à-dire ce que l’on est convenu d’appeler une opinion politique.

Loris voulait s’établir au Caucase. Bientôt il se sentit mal à l’aise dans un empire où aucune place n’était plus à sa taille, depuis qu’il y avait occupé la première. Il n’avait pas les consolations d’une retraite fastueuse ; son ambition était probe. ce favori n’emportait aucune fortune personnelle du domaine public qu’il avait géré sans contrôle. Sa santé, qui inquiétait déjà son entourage à Pétersbourg, déclina rapidement; c’était un de ces organismes vivaces et frêles que la maladie respecte dans l’action, qu’elle ressaisit au repos. La sienne prit le caractère d’une consomption lente. Il vint la soigner sur notre littoral. Après quelques réapparitions en Russie, où il ne rencontra pas les encouragemens qu’il attendait peut-être, il se fixa complètement à Nice. Il y vivait très retiré. Je le revis là pour la dernière fois, il y a deux ans. Je retrouvai la même aménité d’accueil, la même vivacité de conversation, la même finesse joviale; il lisait beaucoup, il suivait attentivement les affaires du monde et celles de son pays; il parlait de ces dernières sans aigreur, avec une nuance de sévérité pour le présent. On