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que nous avons donc tant loué, tant admiré dans les romans de Tolstoï ou de Dostoïevsky, si ce n’est cette même sympathie, transformée par l’exaltation mystique d’une race plus neuve en une religion ou en un culte au moins de la douleur ? Et nous, à notre tour, sommes-nous tellement oublieux de nos gloires, de Balzac, de l’auteur d’Eugénie Grandet ou d’Ursule Mirouet, mais surtout de George Sand, sommes-nous devenus tellement étrangers aux chefs-d’œuvre de notre roman contemporain que nous ne sachions plus qu’avant qu’un faux naturalisme eût envahi le roman, cette sympathie on a aussi fait l’âme ? « Nous croyons que la mission de l’art est une mission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs, que l’artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de proposer des mesures de prudence et de conciliation pour atténuer l’effroi qu’inspirent ses peintures, son but devrait être de faire aimer les objets de sa sollicitude… » C’est George Sand qui parlait ainsi dans la préface de sa Mare au Diable ; et ce n’est guère que depuis qu’elle s’est tue que le roman français, à l’imitation de Flaubert, en devenant ce que l’on appelle impassible, a perdu sur l’opinion le plus suret le plus légitime de ses moyens d’action. Si vis me flere

On me pardonnera d’insister, mais n’est-ce pas aussi ce naturalisme qui a imaginé de séparer l’art, pour ainsi dire, d’avec la vie réelle, et de demanderait roman même, — qui n’est pourtant que l’image ou l’imitation de la vie, — de la traiter comme s’il s’en désintéressait ? Oui, peu d’Anglais ont écrit pour écrire, avec cette indifférence de nos naturalistes pour leurs personnages, avec cette affectation de vivre eux-mêmes en dehors et au-dessus de leurs contemporains, d’observer l’homme et les choses du haut de leur supériorité d’artistes. Mais peu de Français aussi l’ont jadis professée, cette superbe indifférence ; et chez nous, comme en Angleterre, comme un peu partout dans l’histoire, on a surtout écrit pour agir. Dans les romans de George Sand, comme dans ceux de Rousseau, comme dans ceux de Prévost, il y avait une a intention morale » autant que dans ceux de Richardson, de Dickens, ou de George Eliot. Les différences sont ailleurs, et aussi leur explication. Née et mariée dans la bourgeoisie riche ou aisée, une femme comme George Sand ne pouvait pas être frappée des mêmes aspects de la vie, ni s’intéresser à de certaines souffrances dont ceux-là seuls connaissent toute l’amertume et toute la profondeur, qui, comme Dickens, les ont éprouvées. Elle ne les a senties qu’intellectuellement, pour ainsi parler, ou idéalement. Mais c’est bien la même intention, je veux dire une intention du même genre, c’est bien la même conviction que l’artiste ne doit pas se désintéresser de ses personnages ; qu’il fait un autre métier que celui d’amuseur public : et qu’ayant enfin une arme dans la main, c’est pour s’en servir au profit de la justice et de l’humanité. Et pourquoi n’ajouterais-je pas que, dans l’histoire générale de la